Entre deux spectacles, Trahisons de Pinter au Lucernaire et L’abattage rituel de Gorge Mastromas de Denis Kelly, le souriant et charismatique Yannick Laurent a pris le temps de boire un café en notre compagnie pour revenir sur le rôle-titre de cette fable noire mise en scène par Franck Berthier qu’il joue actuellement quatre soirs par semaine au studio Hébertot. Rencontre.
Comment le théâtre est-il entré dans votre vie ?
Yannick Laurent : J’ai été, très jeune, passionné par ce métier avec cette envie presque viscérale de jouer, de monter sur scène. Très sportif, enfant, j’ai toujours eu un tempérament fougueux. Cette force vitale, je l’ai rapidement transposée à ce désir de devenir comédien. À quinze ans, je me suis donc inscrit à l’option théâtre du lycée avant d’intégrer le conservatoire municipal. Logiquement, sans me poser de question, j’ai suivi la formation publique, classique. Je n’avais pas de doute sur ce que je voulais faire. C’était une sorte d’évidence. Après le bac, j’ai passé l’examen d’entrée à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (ENSATT), que j’ai réussi. Tout s’est enchaîné. J’ai commencé à travailler très jeune. J’ai fait mes premiers films à vingt ans. Depuis, je n’ai jamais arrêté. J’ai l’impression d’avoir fait le bon choix, de ne pas m’être trompé. J’ai cette chance d’avoir le sentiment singulier de ne jamais vraiment travailler, tant ce que je fais me plaît, me galvanise, m’électrise. C’est sans cesse un renouvellement autant humain que professionnel.
Comment êtes-vous arrivé sur la création de L’abattage rituel de Gorge Mastromas de Denis Kelly montée par Franck Berthier ?
Yannick Laurent : J’avais déjà travaillé sur une pièce du québécois Olivier Sylvestre, qui s’intitule La loi de la gravité, avec Franck Berthier qui est un metteur en scène que j’apprécie beaucoup. Par ailleurs, depuis plusieurs années, on se voit souvent, car on partage des goûts artistiques communs. Du coup, quand il a décidé de monter l’Abattage rituel de Gorge Mastromas, il m’a rapidement proposé le rôle-titre.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de défendre ce salaud ordinaire ?
Yannick Laurent : Plusieurs choses. En premier lieu, il y a le rôle. En tant qu’acteur, on est relié au personnage que l’on interprète. Ce sont eux qui définissent notre parcours. Jouer Gorge Mastromas n’est pas anodin. C’est un rôle de maturité, car il change de registre tout au long de la pièce, il n’a pas un caractère figé. Il faut une sacrée palette d’émotions pour pouvoir donner sur scène toutes les nuances de ce personnage tour à tour attendrissant puis odieux, bienveillant puis abject. Sa transformation, son évolution sur toute la durée de pièce est un enjeu d’acteur. Et j’avoue avoir une prédilection pour sa partie sombre, obscure, car c’est excitant, vertigineux à travailler. Je sais que mon physique inspire une empathie, une confiance, que je prends un malin plaisir à dépasser pour faire éclater derrière cette douce apparence, les vices et la noirceur infinie de ce salaud ordinaire.
Par ailleurs, j’ai l’impression d’avoir le bon âge pour l’incarner, car au-delà de ce qu’il est, on retrace son parcours de vie de son enfance à sa mort. Étant, je crois à la moitié du chemin, c’est important et nécessaire pour moi d’aborder ce genre de personnage, qui a une longue trajectoire comme on peut le voir notamment chez Shakespeare. C’est une vraie chance de pouvoir travailler cela. Aujourd’hui, à la fin de la trentaine, on me propose moins d’incarner les jeunes premiers, mais bien des rôles plus étoffés, d’hommes plus complexes.
Ce qui me plait aussi dans le personnage de Gorge Mastromas, c’est que je pouvais appréhender, aborder une écriture contemporaine puissante, ciselée, forte. C’est un point qui me tient particulièrement à cœur puisqu’avec mon complice Jacques Bonnaffé, tout au long de l’année, nous créons des spectacles, des performances publiques, animons des ateliers pour défendre ces nouvelles plumes, ces nouveaux dramaturges. Je trouve que Denis Kelly est vraiment un auteur remarquable, que je suis content de porter, car il allie, dans ses pièces, une trame tragique à la Shakespeare à la modernité d’une série télé.
Comment avez-vous abordé cet étrange personnage ?
Yannick Laurent : Franck Berthier est quelqu’un qui se nourrit de la proposition des acteurs. Il observe dans un premier temps et après, il déstabilise. Il nous force à aller dans nos retranchements. Il déteste voir l’acteur dans une zone de confort. Il a un ressenti juste et radical. Profondément, il aime les comédiens, il a confiance en eux, et c’est pour cette raison qu’ils les poussent à se dépasser, à aller sur des terres plus hostiles, moins aisées, à « lâcher-prise », à perdre conscience de ce qu’ils sont pour devenir celui qu’ils doivent être. Ce qui est passionnant avec lui, c’est qu’il travaille en connivence avec nous. Il est là au quotidien pour nous faire avancer, pour nous amener où on doit être exactement. Il cherche un espace concret de jeu, un rapport à la lumière, à la scénographie qui fasse que l’ensemble fonctionne comme lui l’a imaginé pour que ce soit le plus juste, le plus fort. Ainsi, pour la séquence de l’hôtel avec Louisa, nous n’avons pas cessé de modifier le dispositif du décor et notre interprétation jusqu’à notre arrivée au Studio Hébertot.
Pour ce qui est de Gorge, il nous semblait important de ne pas en faire quelqu’un de totalement détestable. C’est d’ailleurs la mission de l’acteur de ne pas juger son personnage et de toujours lui amener une humanité. À partir de là même le pire des monstres, dans le cadre d’une fiction crée une empathie. Durant 10 ans, j’ai interprété Alexandre le Grand dans un texte de Laurent Gaudé. Alors que tout le long de la pièce, on conte la barbarie sanglante de ses conquêtes, sa monstruosité permanente, à la fin du spectacle les spectateurs avaient quand même une sympathie énorme pour moi. C’est ce que l’on a aussi travaillé avec Franck Berthier sur Mastromas. Sa grande ingéniosité et intelligence, c’est d’avoir souligné dans sa mise en scène, la dimension shakespearienne du texte. Il y a quelques choses de Richard III, de Macbeth dans la quête que porte mon personnage, qui nous questionne tous, qui est le fil rouge de la pièce : nos actes sont-ils commandés par la bonté ou la lâcheté ? ou est-ce finalement la même chose ? Et c’est d’ailleurs en réfléchissant à cette problématique que le spectateur peut se mettre à la place de Mastromas et avoir de l’empathie pour lui.
Jouant sur l’attraction et la répulsion, avec Franck, on a construit l’essence de mon personnage en parlant souvent d’American Psycho de Bret Easton Ellis et du Loup de Wall Street de Martin Scorsese. On a ainsi tout fait pour que Mastromas tende vers une perfection, une excellence. Quelque part, il arrive au niveau d’un Donald Trump.
Est-ce que le côté choral du texte vous a séduit ?
Yannick Laurent : En effet, la pièce est ainsi écrite. On est dans une structure dramaturgique où le chœur récitant manipule un protagoniste qu’est Mastromas. Il est d’autant plus excitant à manœuvrer qu’il a des capacités ! Ce n’est pas monsieur tout le monde, mais comme toute personne qui a des dons, des talents, tout dépend de la façon dont il s’en sert pour définir son devenir. Au début, il est un deuxième. Ni dans la lie, ni dans les cimes de la société, il est dans la moyenne haute et donc intéressant pour être le cobaye d’une expérience visant à tester le libéralisme sauvage, défini par « les trois règles d’or » qui vont lui permettre de rentrer dans le club très fermé des dirigeants anonymes du monde, de ceux qui ont le pouvoir ultime, absolu.
Quand on a commencé à travailler la pièce, je ne connaissais pas le reste de la troupe. Mais c’est une bande d’acteurs formidable, je veux tous les citer : Geoffrey Couët, Amélie Manet, Marie-Caroline Le Garrec, Marion Feugère, Adrien Guitton et José Corpas. Il a fallu qu’on s’apprivoise d’autant que Franck a souhaité que la distribution soit tournante. C’est-à-dire qu’autour de mon personnage, tous les autres changent tous les soirs de rôle. C’est le défi artistique totalement fou de cette aventure. C’est à la fois périlleux et excitant. C’est comme dans The Truman Show ou Frankenstein de Mary Shelley, où le héros est une marionnette que d’autres dirigent. Mais l’amusement finit par tourner court quand la créature s’échappe et trouve sa liberté. En tout cas, c’est comme ça que j’appréhende la pièce. Du coup, cela me plait beaucoup que chaque soir soit différent. En gros, je subis les difficultés du parcours de Mastromas et la surprise des partenaires et je les affronte comme mon personnage le ferait !
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’abattage rituel de George Mastromas de Dennis Kelly
Studio Hébertot
78bis, boulevard des Batignolles
75017 Paris
jusqu’au 11 avril 2018
les mardis, mercredis & samedis à 21h & les dimanches à 17h
Durée 1h45
Crédit portrait © Olivier Allard / Crédit photos © Just A Pics