Face à l’envahisseur, comment réagir ? En adaptant, avec son complice Stéphane Laporte, l’inachevé texte d’Irène Némirovsky, Virginie Lemoine esquisse un portrait plein de délicatesse de cette France occupée, obligée de faire contre mauvaise fortune bon cœur, de loger leurs pires ennemis. Emportés par d’excellents comédiens, passion et raison s’entremêlent et sèment le trouble dans les âmes exaltées.
Dans un salon en partie vidé, trois femmes s’agitent. La plus âgée note sur un carnet les différents bibelots que les autres emballent et cachent. Leur maison bourgeoise d’un petit village de Bourgogne a été réquisitionnée par la Kommandantur. Un officier de la Wehrmacht va venir s’installer chez elles. Son fils étant prisonnier de guerre, la mère (hiératique Béatrice Agenin) porte le deuil et éructe. Elle refuse que ses objets familiers, ses portraits de famille, le piano de son cher enfant, soient souillés, ne serait ce que du regard par cet Attila prussien qu’on leur impose. Plus douce, sa belle-fille Lucile (sensible et épatante Florence Pernel) prend son mal en patience. Quant à la bonne (hilarante Emmanuelle Bougerol), elle observe tout ce barouf avec effarement, et commente tout cela d’un franc parler désopilant.
Rien ne se passe comme prévu. Loin d’être un barbare, l’homme est plutôt courtois et charmant. Il n’impose nullement sa présence à ses logeuses, quelque peu décontenancées. Épouse bafouée, âme esseulée, Lucile est troublée par cette présence masculine attentive. Entre patriotisme et sens en émoi, elle ne sait plus à quel saint se vouer. Mais un crime contre l’armée allemande va tout changer. Entre suspicions, compromissions et actes d’humanité vibrante, chacun des protagonistes de cette histoire va révéler sa vraie nature, qu’elle soit noire, grise ou terriblement belle.
Avec un respect infini pour l’œuvre d’Irène Némirovsky, Virginie Lemoine donne à ce texte suspendu par le temps, par la guerre une urgence vitale, une force singulière, une douceur âpre. Avec la collaboration de Stéphane Laporte, elle donne vie aux mots tranchants et ciselés de la romancière russe qui dépeint avec simplicité les errances et les contradictions de l’âme humaine. S’appuyant sur les ingénieux décors de Grégoire Lemoine qui s’amuse des transparences et les jeux d’ombres et lumières de Denis Koransky, la metteuse en scène signe une pièce poignante, bouleversante qui interroge sur nos propres actions, nos propres réactions face à cette frontière étroite, invisible entre héroïsme et lâcheté.
Face à l’interprétation tout en retenue de Florence Pernel, fragile et incandescente, habitée et délicate, Béatrice Agenin est impeccable en mère idéalisant son fils parti depuis trop longtemps à la guerre, Christiane Millet, excellente en dame patronnesse, prête à tous les arrangements pour garder ses privilèges, Cédric Revollon, parfait en paysan bourru, Samuel Gaumé, étonnant en officier allemand et Emmanuelle Bougerol impayable en femme à tout faire, au verbe haut.
N’hésitez pas, courez voir cette très fine adaptation de Suite française et laissez-vous emporter dans le tourbillon des sentiments, des émotions. Un récit humain, intime qui touche au cœur. Brillant !
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Avignon
Suite Française d’après le roman d’Irène Némirovsky – prix Renaudot – Editions Denoël
Festival d’Avignon Le OFF
Théâtre du Balcon
38 Rue Guillaume Puy
84000 Avignon
Du 6 au 28 juillet 2018
Tous les jours à 19h relâches le 10, 17, 24 juillet 2018
Adaptation de Virginie Lemoine et Stéphane Laporte
Mise en scène de Virginie Lemoine assistée de Laury André
Avec Florence Pernel, Béatrice Agenin, Christiane Millet, Guilaine Londez, Samuel Glaumé, Emmanuelle Bougerol et Cédric Revollon en alternance avec Gaétan Borg
Lumières de Denis Koransky
Décor de Grégoire Lemoine
Son de Sébastien Angel
Musique de Stéphane Corbin
Costumes de Christine Chauvey
Coiffures de Christophe Nicolas-Biot
Photo et création de l’affiche : Sébastien Angel
Reprise
Théâtre de la Bruyère
5 rue de la Bruyère
75009 Paris
Première le 10 septembre 2019
Du mardi au samedi à 21h00 et en matinée le samedi à 16h45
Crédit photos © Karine Letellier