Alors que sa dernière création, Électre des Bas -fonds, une adaptation personnelle de l’Orestie d’Eschyle, électrise tous les soirs le théâtre du Soleil, Simon Abkarian a accepté le temps d’un café de nous conter son histoire, de plonger avec nous dans cette tragédie contemporaine, celle d’un monde en guerre laissant sur les bas-côtés, les victimes, les démunis. Rencontre.
Comment avez-vous eu l’envie de devenir artiste ?
Simon Abkarian : Ce n’est pas aussi simple. Cela n’a pas été une évidence. Quand j’étais gamin au Liban, je n’ai jamais eu le désir de faire ce métier. Je ne savais pas vraiment ce que c’était. J’ai débuté aux États-Unis avec Gérald Papasian. Il avait une troupe de théâtre que j’ai intégré. En 1985, à 23 ans, je suis venu en France et j’ai fini par entrer au théâtre du soleil d’Ariane Mnouchkine. C’est un ami, Julien Morel, qui m’a fait découvrir son travail. Très étonnement, c’est à Los-Angeles que j’ai eu l’occasion de voir le premier spectacle de cette troupe extraordinaire. Ça été une vraie révélation. Après une discussion avec Ariane, que j’avais déjà croisé dans d’autres circonstances, elle m’a proposé de passer des auditions. J’ai quitté mon métier de sertisseur en bijouterie. Je suis retourné à Paris. Et tout s’est enchaîné. Cette rencontre a été primordiale pour moi. Elle a changé le cours de ma vie. Le théâtre est devenu mon fil conducteur. Le cinéma est arrivé plus tard. C’est grâce à Cédric Klapish. Il cherchait des comédiens pour un court-métrage. Il m’a choisi. Depuis, on ne s’est jamais quitté. Avec Ariane, ils ont ce point commun d’avoir l’esprit de famille. Une fois qu’ils t’ont adopté, tu fais partie de leur monde. En parallèle, je faisais aussi de la danse en amateur. En 1993, j’ai quitté le théâtre du Soleil. Après cette formidable expérience, travailler au côté d’un génie du théâtre a été très formateur, J’avais envie de lancer mes propres projets, de voir d’autres horizons, mais sans jamais rompre le lien avec Ariane. C’est marrant parce que finalement, je reproduis son schéma. L’esprit de troupe est là ancré en moi. La seule différence, c’est que je n’ai pas de maison. C’est donc très compliqué de pouvoir avancer à l’aveugle. Après, nous sommes des itinérants. Je crois que c’est aussi dans nos gènes. Toutefois, heureusement qu’Ariane nous accueille. Elle nous permet de rentrer quelques temps dans le rang de la sédentarisation qui régit le monde dans lequel nous évoluons. Il faut savoir que nous avons monté ce projet sans argent, que nous avons répété sept semaines avec acharnement sans être défrayé. On a fait cela à la corsaire. Seule la billetterie devrait nous permettre de rémunérer les artistes. Je n’avais pas connu cela depuis ma première pièce.
Comment c’est passé du coup la création d’Électre des bas-fonds ?
Simon Abkarian : C’est un vrai travail de troupe. Tout le monde a mis la main à la pâte. Malgré les conditions difficiles, tous ont répondu présent. La proposition artistique leur a parlés. On a vraiment tout fait ensemble des décors aux costumes, à la mise en espace, à l’adaptation du texte à la scène. Pour la chorégraphie par exemple, je tiens à le souligner, ce n’est pas Catherine (Schaub) qui a tout fait. Toutes les filles ont participé. C’est vraiment une aventure collective. Il en est de même pour la musique. Certes j’avais des idées de tempo, de rythmique, de style. Je voulais que ce soit universel, que plusieurs courants s’entrechoquent sur scène. Les Howlin’Jaws – Djivan Abkarian, Baptiste Léon et Lucas Humbert – ont pris les manettes, improvisé et donné la tonalité rock, électrique et ethnique à l’ensemble. Comédiens, danseurs, musiciens, tous ont donné de leur personne, mais aussi de leur personnalité. Électre des bas-fonds est vraiment le fruit de toutes nos singularités, de toutes nos identités. C’est en partie pour cela que je ne voulais pas qu’il y ait un style vestimentaire particulier. Il est impossible d’identifier un pays, un continent. Il y a des influences mexicaines, indiennes, asiatiques et moyen-orientales. Les costumes influençant le jeu, j’en ai voulu certains aériens – celui de Clytemnestre, tout en voile en est l’exemple le plus frappant – , d’autres plus imposants comme celui d’Oreste. Pour le décor, c’est pareil. Jusqu’à la veille de la première, on a continué à le peindre. On a tout fait nous-même.
En adaptant l’Orestie qu’aviez-vous envie de dire ?
Simon Abkarian : Il y a tellement de façons de lire cette histoire. Je crois qu’il était important pour moi de rétablir la figure de la mère. Jugée par ses enfants pour le meurtre de leur père, elle est avant tout une victime. Elle ne peut oublier le sacrifice de sa fille bien-aimée. Sa vie s’est arrêtée, le jour où Agamemnon offre la vie d’Iphigénie au dieu pour obtenir leurs faveurs? avant de partir en guerre. C’est terrible. Je voulais aussi placer les femmes au cœur de l’histoire. C’est pour cela que le chœur des prostituées est aussi central. Troyennes violées lors du massacre de leur ville, elles luttent à leur manière. Elles veulent faire entendre leur voix. Ne croyant plus en dieu, elles mettent à leur façon en marche leur vendetta. C’est très fort. En déplaçant l’intrigue sur leur combat et non sur la vengeance d’Oreste et d’Électre, j’avais l’envie de donner la parole à celles qui ont tout perdu, mais qui ont encore l’espoir ancré au plus profond de leurs entrailles. Par ailleurs, il était impensable de tomber dans la tragédie la plus noire. Il fallait insuffler à l’ensemble un vent de révolte, un vent de joie à venir. Tout comme dans la fête des morts au Mexique, le dieu n’est pas triste. Je me suis inspiré de cette mentalité-là.
En féminisant Oreste et masculinisant Electre, aviez-vous envie de dépasser la notion de genre ?
Simon Abkarian : Plus prosaïquement, je dirais que je voulais casser les codes du patriarcat ambiant. Cette notion est de nos jours dépassée. La douleur n’est pas l’apanage des femmes, le sang celui des hommes. Oreste n’est pas qu’une épée. C’est un être sensible qui a appris à vivre loin des siens. Réfugié chez des danseuses, lié par une amitié particulière à Pylade, il a appris à libérer son côté féminin. Assaad Bouab, qui interprète le rôle, est troublant de justesse et de grâce. Inversement, Électre a été offerte par sa mère en mariage au plus pauvre de la cité. Elle a dû lutter pour survivre. C’est une guerrière. Elle s’est endurcie. Aurore Frémont est parfaite. Elle donne à son personnage candeur, virilité.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Électre des bas-fonds de Simon Abkarian
Théâtre du soleil
La Cartoucherie
Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Jusqu’au 3 Novembre 2019
Durée 2h30 environ
Crédit photos © Antoine Agoudjian / Portrait de Simon Abkarian avec l’aimable autorisation d’ © Antoine Agoudjian