Attention, rien ne va plus. En adaptant à leur sauce déjantée La Mouette de Tchekhov, le collectif Le Grand Cerf bleu signe un spectacle décalé, un brin mélancolique, tout aussi jouissif que Brillant. Mêlant adroitement leurs propres interrogations sur le monde, le théâtre et la famille à celles du dramaturge russe, il nous invite à un voyage hilarant et poignant au cœur de l’art vivant.
Un immense barnum blanc trône au centre de la scène. Dessous, une table de mixage, quelques instruments et une desserte recouverte de cadavres de bouteilles à moitié vidées, semblent avoir été abandonnés là, après une fête étrangement avortée. Placée devant cette étonnante installation, une table de camping bleue, bancale, n’est pas mieux lotie que le reste de ce décor apocalyptique, un brin triste. Elle a tout l’air d’être le vestige de quelques bacchanales au rabais. . L’air abattu, contrit, trois comédiens (Laureline Le Bris-Cep, Gabriel Tur et Jean‐Baptiste Tur) viennent présenter la pièce qu’ils vont nous interpréter. Les mots buttent, se répètent. Les phrases s’enchaînent sans queue, ni tête. Le propos se perd, devient presque incompréhensible. Le malaise monte.
En deuil suite au suicide de leur metteur en scène, abandonnés par le reste de la troupe, ils ne sont plus que trois pour jouer la Mouette de Tchekhov, deux frères et la compagne de l’un d’eux. Refusant d’annuler la représentation, il tente tant bien que mal de faire bonne figure de proposer un début de quelque chose. Imperceptiblement, on plonge dans l’univers barré, foutraque de ce jeune collectif biterrois. Tout s’y entrechoque, le fictif et le réel, les corps et les objets, le texte du dramaturge russe et leur propre assertion. Il n’y a plus de frontières entre les comédiens et leurs rôles.
Ce parti-pris plein d’autodérision peut surprendre tant on se demande où tout cela va mener, mais, très vite, il fascine, captive. On se laisse happer par ce ratage annoncé, par cette mise en abyme tragi-comique du théâtre. Emporté par les tourments existentiels de nos trois artistes, par leurs petites querelles, leurs ressentis, leurs aigreurs, on lâche prise et on rit à gorge déployée. Au-delà des gags grossiers, téléphonés, des pieds qui se prennent dans le tapis, c’est l’ingéniosité du jeune collectif qui fait mouche. Loin d’adapter littéralement le chef d’œuvre de Tchekhov, notre trio en fait une relecture digressive à l’aune de leur propre existence. Il s’en empare pour mieux en extraire la substantifique moelle. Il s’amuse avec un plaisir d’enfant espiègle à faire résonner la pensée de l’auteur russe dans la banalité de leur quotidien, donnant ainsi à leur vie un sens dramatique tant hilarant que mélancolique.
Derrière la farce, se cache une analyse fine du monde de l’art vivant, de notre société de consommation. Utilisant le ressort comique de l’échec, Laureline Le Bris-Cep, Gabriel Tur et Jean‐Baptiste Tur parlent de tout, de rien, de leurs angoisses, de leurs aspirations. Ils philosophent, s’inquiètent des lendemains noirs, précaires. Confrontés à leur solitude, à la tristesse de leur vie, ils s’appuient sur le texte de la Mouette comme base à leur thérapie familiale et personnelle : sur-écho de la mère, convoitise amoureuse, angoisse de la jeune première, sous-estimation de soi, rapport au frère, etc.
Alors que tout se mélange avec une virtuosité vertigineuse, chacun de nos protagonistes se livre et dévoile ses états d’âme dans ce spectacle singulier où poésie rime avec facétie, fiasco avec réussite granguignolesque. Si le texte de Tchekhov s’imbrique avec une facilité déconcertante dans cette variation très personnelle de la Mouette, c’est que le trio d’acteurs s’y donne à cœur joie et se délecte de nous entraîner dans leur univers burlesque emprunt d’une douce tristesse. Laureline Le Bris-Cep est parfaite en godiche ingénue qui noie dans l’alcool son incapacité à libérer ses émotions. Sortant de sa chrysalide, au fur et à mesure de la pièce, elle devient une Nina saisissante, émouvante. Gabriel Tur est épatant en jeune homme charmant, un peu gauche. Mixant les musiques, il donne à l’ensemble une ambiance de fête douce amère entre pop et rock. Avec ses faux airs de Vincent Macaigne, dont il semble s’inspirer un brin, Jean-Baptiste Tur nous ensorcèle. Clown triste pathétique, il campe un Treplev bouleversant et flamboyant. Enfin, la lumineuse Coco Felgeirolles traverse magistralement la pièce, rompant le cycle du grand n’importe quoi pour se glisser dans le rôle de la mère, double impressionnant et poignante d’Arkadina.
En jouant des parallèles avec malice, s’affranchissant des codes avec bravade, Le Collectif du Grand Cerf bleu signe une Mouette en perdition des plus réjouissantes. Une friandise savoureuse, un moment de théâtre éblouissant. Bravo !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Non c’est pas ça ! (treplev variation) librement inspiré de La Mouette, d’Anton Tchekhov
le Centquatre-Paris
5, rue Curial
75019 Paris
Jusqu’au 14 octobre 2017
Du mardi au samedi 20h30 et le dimanche à 17h00
Durée 1h10
traduction de Marina Voznyuk
création du collectif Le Grand Cerf bleu – Laureline Le Bris-Cep, Gabriel Tur, Jean‐Baptiste Tur
avec Coco Felgeirolles, Laureline Le Bris‐Cep, Gabriel Tur et Jean-Baptiste Tur
assistante à la mise en scène : Juliette Prier
création et régie lumière : Xavier Duthu
regard scénographique : Jean-Baptiste Née
Crédit photos © Julien Gosselin