Les mots s’égrènent en une lancinante et poétique litanie. Les phrases s’enchaînent, s’entrecroisent et s’entrechoquent. Le corps se meut, se dédouble et étreint son ombre, sa conscience, son démon intérieur. Être de lumière, virtuose, étoile incandescente, le danseur, aux portes de la folie, livre avec une lucidité flamboyante aux pages blanches de ses cahiers, ses failles, ses regrets, l’essence même de son existence. En s’appropriant les pensées foisonnantes et aliénées de Nijinski, Clément Hervieu-Léger, nous emmène avec intensité et passion au moment où la raison vacille, où l’âme bascule. Dirigé avec sobriété et élégance par Daniel San Pedro, en collaboration avec Brigitte Lefèvre, il conquiert le public, l’entraîne magnifiquement dans les errances d’un esprit enfiévré, embrasé . Un moment hors du temps, hors des normes, un spectacle troublant qui séduit et redonne vie à un précurseur, un génie de la danse.
La lumière blanche, blafarde, du plateau éclaire un plan incliné, blanc, immaculé. Sur cette sorte d’immense vague figée dans l’espace et le temps, une silhouette gracile, délicate, habillée de blanc, semble tenir difficile en équilibre. Elle est comme en suspens. Les gestes légers, les mouvements épurés, Vaslav Nijinski apparaît sous les traits de Clément Hervieu-Léger. Le visage grave, le regard enfiévré, il est comme perdu dans ses pensées. Puis les mots fusent alimentant un flot de paroles, un ruisseau de pensées qui se mélangent et s’enchevêtrent. Le danseur prodige n’a pas 30 ans. Il semble déjà loin de la scène, loin du monde des ballets. Amant d’un mentor terriblement dur et possessif, marié à une femme qu’il n’aime pas et qui le persécute, trahi par son médecin psychiatre, le faune perd pied.
Avec une impressionnante lucidité, il éprouve le besoin viscéral de s’épancher, de conter son histoire, de raconter les blessures de son enfance, ses souffrances, ses errances. En six semaines, possédé par une énergie furieuse, celle du désespoir, du dernier souffle vital, il couvre des cahiers entiers de son écriture vive, poétique et incandescente. La raison l’abandonne, la folie le guette, alors il fixe sur le papier ses ultimes pensées. Sans attrait pour le monde qui l’entoure, il se livre à vif avant de se taire à jamais. Est-il dieu ? Il le croît parfois. En tout cas, il veut en persuader ses proches. Est-il le diable ? c’est possible. Il lui arrive de le penser. Ou est-ce l’autre ? Ce double gris (Jean-Christophe Guerri), tapi le plus souvent dans l’ombre, cet être sombre, un peu terne, qui le suit partout, l’étreint et le repousse. Qui sait ?
Avec beaucoup d’intelligence et d’ingéniosité, comme pour le très touchant Voyage en Uruguay, Daniel San Pedro, en collaboration Brigitte Lefèvre, s’empare des Cahiers de Nijinski, en dévoile la prose magnétique et onirique. En plaçant leur comédien sur une pente glissante, inconfortable, ils ont imaginé une scénographie qui souligne la fragilité de l’être, de la raison de ce danseur prodige. Ainsi, il nous happe, nous entraîne dans les méandres de cet esprit fiévreux qui vacille et qui voit sa conscience petit à petit s’enfuir. Ici la danse est accessoire, superflue. Elle n’est qu’un simple liant au foisonnement d’idées qui habite Vaslav Nijinski.
Pris au piège de l’interprétation vibrante de Clément Hervieu-Léger, on se laisse embarquer au cœur de la folie naissante, de cette âme façonnée, blessée par la cruauté humaine. Doux, emporté, vivant, fébrile, il redonne vie à Nijinski, ce faune incandescent, cette étoile virtuose des ballets russes. Accompagné de Jean-Christophe Guerri, le comédien se glisse dans l’intimité de l’homme, dans sa fragilité. Il nous captive et nous bouleverse… Un spectacle pur et fascinant à découvrir sans délai.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les cahiers de Nijinski
Théâtre national de danse de Chaillot _ salle Maurice Béjart
1, Place du Trocadéro et du 11 Novembre
75016 Paris
Jusqu’au 24 novembre 2016
durée 1h15
Texte de Vaslav Nijinski
Traduction et adaptation de Christian Dumais-Lvowski
Mise en scène de Brigitte Lefèvre et Daniel San Pedro
Scénographie de Brigitte Lefèvre et Daniel San Pedro assistés de Camille Duchemin
Lumières Bertrand Couderc
Avec Clément Hervieu-Léger de la Comédie-Française, Jean-Christophe Guerri
de l’Opéra de Paris
Crédit photos © François Rousseau