Il y a des histoires qui ravivent de vieux souvenirs, qui nous remettent en mémoire des moments depuis longtemps passés, des impressions, un objet, une image, une odeur, qui nous touchent, nous bouleversent. C’est l’étonnant et étrange sentiment qui nous assaille à l’écoute de cet émouvant texte de Clément Hervieu-Léger où il évoque une légende familiale que lui a contée son grand-père. Portée par la belle et sobre mise en scène de Daniel San Pedro et l’interprétation fine de Guillaume Ravoire, cette jolie fable rurale prend des airs de voyage onirique et initiatique… Un bien bel hommage à nos campagnes.
L Mottes de paille, plancher de bois rehaussé, boxes pour le bétail suggérés, transforment le Paradis du théâtre du Lucernaire en succursale du Salon de l’agriculture et nous plongent au cœur d’un monde rural si lointain de la fourmilière citadine. C’est dans cette atmosphère qui sent bon le terroir qu’une silhouette longiligne, portant casquette et salopette large en coton, fait son entrée. Le regard clair, le visage souriant, est-il Clément, le narrateur, ou Philippe, le protagoniste ? Difficile à dire tant les deux personnages se mêlent et s’entremêlent pour mieux nous conter la légende familiale de ce garçon-vacher qui, il y a de cela plus de 60 ans, a traversé les océans pour accompagner trois taureaux et deux vaches de l’autre côté de l’Atlantique.
A la mort de son grand-père, le comédien en devenir, Clément Hervieu-Léger, erre dans la ferme familiale. Il se glisse dans l’étable depuis longtemps abandonnée et transformée en terrain de jeu pour ses cousins et lui-même, puis en lieu de théâtre et de culture abritant notamment le siège de la Compagnie des Petits Champs dont il est un des directeurs artistiques. Chaque détail, chaque objet – tel ce vélo orange sur lequel il a appris difficilement à pédaler sans les deux roues stabilisatrices – , lui rappelle celui qui vient de partir et dont il aurait tant aimé, une dernière fois, qu’il lui raconte l’histoire de Philippe, un jeune cousin, garçon-vacher de son état.
Tout commence en août 1950, au cœur de la Normandie, dans la cour de la Ferme Neuve. Sous les yeux ébahis des employés de Robert, le grand-père de l’auteur, une luxueuse voiture s’arrête. C’est celle d’Hector Caorci, un riche propriétaire uruguayen. Souhaitant valoriser son élevage grâce à de belles vaches normandes à la robe blanche et rousse, l’homme sélectionne et achète cinq bovins reproducteurs : trois mâles (Serpolet, Robespierre et Osiris) et deux femelles (Guerilla et Vanette). L’affaire conclue fait, il faut transporter tout ce beau monde de l’autre côté de l’Atlantique, et c’est le jeune Philippe qui est chargé de la précieuse marchandise. Fier comme Artaban, inquiet à la pensée qu’il pourrait ne pas revenir de cet extraordinaire périple, il fait ses adieux à sa mère, regarde une dernière fois le domaine et embarque pour la première étape de cette expédition hors du commun qui le mènera en train vers le port de Rotterdam. Ce n’est que le début d’un voyage initiatique, riche en rebondissements, en aventures héroïques et en rencontres amicales autant qu’antipathiques, qui l’emmènera en bateau à Recife, puis à Montevideo et enfin, à l’hacienda chaleureuse et splendide des Caorci, perdue dans la pampa uruguayenne.
Avec beaucoup de poésie et de simplicité, Clément Hervieu-Léger replonge dans ses souvenirs d’enfance et nous entraîne dans les nôtres. Telles des madeleines de Proust, il émaille son récit d’anecdotes, évoque des objets, – comme ce petit banc en bois qui me semble si familier tant il ressemble à celui fait, il y a de cela plus de trente ans, par mon grand-père et qui prend la poussière dans un coin de mon appartement -, d’expressions qui nous rappellent nos chers disparus et les histoires homériques de nos parents éloignés qu’ils se plaisaient à nous raconter. Livrant une part de lui-même, l’auteur évoque plus qu’il ne raconte ces réminiscences chères à son cœur. Pudique, il laisse par moment une distance s’installer, génialement gommée par l’ingénieuse et subtile mise en scène de son complice Daniel San Pedro. Sans fioriture, avec humilité, ce dernier esquisse une France rurale, humaine, ouverte au monde, riche et fier de son patrimoine.
Aidé par une scénographie habile, qui d’un clin d’œil, d’un rideau tiré, permet de passer de la ferme, au pont d’un paquebot, en passant par le wagon de marchandises d’un train, Guillaume Rivoire se glisse avec aisance dans la peau de garçon vacher naïf et enthousiaste, comme dans celle, plus mélancolique et nostalgique, du narrateur. Avenant, fougueux, il est ces deux personnages et incarne avec facilité cette dualité du récit. Charismatique et tendre, il séduit son auditoire qui, depuis longtemps, a quitté sa banquette pour braver tempêtes et chaleurs harassantes à ses côtés…
N’hésitez pas une seconde, embarquez pour ce très beau voyage qui vos emmènera de la luxuriante campagne normande à la désertique pampa sud-américaine.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le voyage en Uruguay de Clément Hervieu-Léger
Théâtre du Lucernaire
53, rue Notre-Dame des Petits-Champs
75006 Paris
jusqu’au 15 octobre 2016
du mardi au samedi à 21h.
durée 1h10
mise en scène de Daniel San Pedro
avec Guillaume Ravoire
décor d’Aurélie Maestre
lumière d’Alban Sauvé
son de Wilfrid Connell
costumes de Caroline de Vivaise
production de la Compagnie des Petits champs
Crédit Photos © Juliette Parisot