Le Soleil décline sur Versailles. La nuit envahit le château, les galeries, la chambre du Roi. Calfeutré dans les tentures mordorées de son alcôve, Louis XIV se meurt. Le visage creusé, fatigué, souffrant en silence, il pourrit de l’intérieur. De sa caméra indiscrète, intrusive, Albert Serra scrute la vie qui s’enfuit, qui quitte ce vieux corps, malade. Il s’en approche au plus près. Sans filtre, il nous invite, témoin bien malgré nous, à vivre cette lente et terrible agonie. On en ressent la douleur, la langueur avec intensité si réelle, si palpable. En confiant le rôle-titre au magnétique Jean-Pierre Léaud, le réalisateur signe une œuvre expérimentale, onirique et mortifère d’un réalisme poignant qui séduira sans contestes les férus d’histoire et intriguera les cinéphiles.
La nature versaillaise se teinte d’or et de rouge. Un homme, perruque impressionnante, recroquevillé sur une chaise décatie, scrute l’horizon. Entouré de ses gens, Louis XIV fait ses adieux à la Terre, à cet écrin de verdure et de pierre dont il a rêvé et qu’il a fait bâtir, et au Soleil qui se couche au loin. Les traits tirés, la voix abimée, fatiguée, il semble partir. Ce n’est que le début d’une lente et sourde agonie.
Changement de décor, la caméra d’Albert Saura pénètre dans le château, les salles de réception, la chambre du roi. Autour d’un vieillard cacochyme, emmailloté dans des tuniques de satin et de soie aux couleurs cramoisies, des ombres sombres, noires s’affairent. Ce sont les médecins, les laquais. Tous tentent d’adoucir les derniers jours du monarque. Saignées et autres remèdes miracles, verre de vin rouge, soupe fumante et mets de choix, rien n’y fait. La mort s’installe insidieusement dans ce corps avachi et épuisé par les années de règne. Bien au contraire, tous les bons soins de ces messieurs de la faculté, de ces docteurs, qui semblent tout droit sortis des pièces de Molière, semble précipiter la fin du grand homme. Le mal gagne, ronge ses dernières forces. La douleur tord son visage, mais le trépas ne vient pas. Il se fait attendre.
La cour attend tapie dans l’ombre. Les familiers, les fidèles rodent. Tous observent les signes de cette mort annoncée. Ils subissent corsetés par l’étiquette cette longue agonie, la puanteur des chairs qui pourrissent. La gangrène s’étend, mais le Roi est là, central, digne. Il subit sans avoir, pour une fois, le pouvoir d’agir. La fatale issue impose ses règles à celui qui ne supporte plus le poids écrasant d’une couronne trop longtemps portée. Si parfois la vie semble revenir, redonner plaisir et rouge aux joues du vieil homme, comme quand ses chiens lui rendent une bien courte visite, c’est la mort qui rode et rythme les derniers jours de Louis XIV.
Avec un sens aigu du détail, une conscience exacerbée de la force de l’image, Albert Serra s’empare de ce sujet mortifère et signe une œuvre noire, un huis clos étouffant où chaque scène est un tableau, une vanité. Jouant sur les ombres, sur les textures, les couleurs des tissus lourds, s’imprégnant de cette atmosphère pesante et codifiée du Versailles de Louis XIV, il nous entraîne au plus près de la douleur, de la mort qui attend son dû. Il impose la lenteur de l’agonie, nous l’inflige avec une crudité déconcertante, violente. On ne peut qu’être happé par cet interminable et dernier voyage. La caméra ausculte, presque immobile, ce dernier souffle de vie, elle brocarde l’incompétence des médecins, confronte l’homme à son destin, le roi à sa condition de mortel.
Si parfois l’austérité, la lenteur de l’œuvre force l’ennui, un trouble étrange nous envahit, nous saisit. Au-delà de la mort de Louis XIV, c’est une autre fin que l’on entrevoit, celle du comédien fétiche de Truffaut, star incontestée de la Nouvelle vague. En se glissant dans la peau de ce roi perclus de douleur, gagné par la pourriture qui noircit son corps, Jean-Pierre Léaud, peau parcheminée, teint blafard, nous impose son inéluctable destin. L’expérience est singulière et marque nos esprits. Elle fait frémir et touche la corde du sensible.
Entre rire et larmes, on se laisse totalement embarqué par cette étonnante et onirique odyssée qui mène de vie à trépas. Si l’ambiance morbide et monotone en lassera certains, elle séduira par sa singulière beauté les passionnés du 7e Art.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore