La tempête gronde sous les ors de la Comédie Française. Le vent souffle avec violence. Les eaux sombres, froides, envahissent l’espace. Elles rognent, érodent les esprits. Elles frappent et abîment le microcosme propret et aseptisé d’une petite bourgade balnéaire où règne en maître incontesté une femme de tête, revêche, capricieuse et atrabilaire, campée par l’épatante Cécile Brune. En mettant en scène cette tragicomédie d’ Edward Bond, Alain Françon signe une pièce entre rires et larmes qui scrute l’humain dans chaque être et interroge sur notre capacité à apprécier la vie dans un monde en fin de course. Avec précision et empathie, il donne vie aux mots ciselés et désabusés du dramaturge anglais en leur donnant couleurs et vibrance. Séduit par les situations cocasses et ubuesques, le public perd le fil faute d’une mécanique fluide. Le rythme cassé imposé par les changements de décor trop lourds en est le seul bémol.
Plongée dans le noir, la salle Richelieu de la Comédie Française subit une puissante déferlante. Le vent gronde. La pluie violente frappe. Les éclairs zèbrent l’espace. Sur scène, des silhouettes s’agitent, vacillent, courbent et se relèvent. L’une d’entre elles finit par être emportée par les flots sombres, froids. Puis, enfin tout s’apaise. L’obscurité s’installe à nouveau. Le silence règne. C’est le premier intermède qui ponctue la pièce et permet le changement de décor. Un écran renvoie l’image de reflets miroitant sur une eau calme. Une musique d’ambiance, douce, accompagne le moment qui s’éternise légèrement. Malheureusement, d’autres instants semblables suivront, cassant la belle mécanique, enrayant la trop ciselée rythmique.
Enfin, le rideau se lève laissant place à un somptueux décor : une boutique de luxueux tissus et de seyant articles de mode. Le vendeur, un certain Hatch (truculent Hervé Pierre), semble anxieux. Il attend la visite de Mrs Rafi (fabuleuse et bouleversante Cécile Brune), une maitresse femme qui régente avec poigne la bonne société de la petite cité balnéaire où se Déroule, l’histoire. Véritable dragonne, elle impose à tout ce microcosme son point de vue et ses goûts. Accompagnée de sa dame de compagnie un peu gauche, Mrs Tilehouse (hilarante et radieuse Elsa Lepoivre), elle terrorise le pauvre commerçant, l’interroge sur l’incident de la nuit et le pousse à la ruine. Colin, celui qui devait épouser la très jolie nièce éEvanescente Adeline D’Hermy) de l’impérieuse autocrate, s’est noyé malgré l’énergie déployée par son cousin Willy (touchant et mélancolique Jérémy Lopez). Selon ce dernier, l’accident aurait pu être évité si le garde côte n’avait pas fui ses responsabilités, persuadé que les deux hommes étaient… des extraterrestres. Adapte des théories du complot, l’homme manipule les pauvres hères du village, les convainquant que leur monde touche à sa fin, menacé par une puissance destructive venu de l’espace.
Au fil des investigations, l’univers feutré et corseté de cette station côtière va se fissurer, se fêler avant de sombrer dans les eaux profondes. En capitaine de navire, Mrs Rafi voit d’un regard malicieux son petit monde se débattre et s’effondrer. Clairvoyante, lucide, elle s’oblige à effrayer et apeurer sa cour. Elle joue le rôle qu’on attend d’elle. Elle s’en délecte. Pris de frénésie, les habitants de la petite ville déraillent. Hatch complétement fou poignarde la dépouille du pauvre Colin. Les funérailles du jeune homme tourne au fiasco. Les dames se pâment. La pauvre Tilehouse, prise d’un élan lyrique, se sent l’âme d’une cantatrice. Petit à petit, le chaos s’installe.
De son regard désabusé, Edward Bond explore les failles de l’humanité. Il interroge sur la vie, ses limites. Il puise dans la sombre part des êtres une énergie tragicomique qui oblige le spectateur à passer du rire aux larmes. Il questionne l’existentialisme et l’individualisme du monde. Habitué à adapter les textes du dramaturge britannique, Alain Françon sonde la nature humaine et ses peurs. Jouant sur la corde raide, il maintient l’équilibre parfait entre tragédie et comédie insufflant au texte lyrisme et poésie. Aidé par les décors oniriques de Renato Bianchi et l’impressionnante scénographie de Jacques Gabel, il donne vie, avec sobriété et mesure, aux mots acérés de Bond, qui font une entrée fracassante à la Comédie Française.
Epatante comme toujours, Cécile Brune campe une formidable Dame de fer. Drôle, touchante, elle offre à la terrible douairière sa voix rauque si particulière et ensorcelante. Bouleversante, elle est le phare dans la nuit qui guide les bateaux à bon bord et entraîne dans son sillon la troupe du Français. Air dément, regard fiévreux, Hervé Pierre interprète avec force conviction ce marchand fou. Elsa Lepoivre offre à son personnage des morceaux de bravoure hilarants. Laurent Stocker, méconnaissable, se glisse avec justesse dans la peau d’un ermite bougon et sensible. Enfin, Stéphane Varupenne jubile en employé zélé, « bas de plafond » mais hargneux.
Emporté dans ce tourbillon tragicomique, le public rit à gorges déployées, s’amuse des pantomimes des comédiens et des situations ubuesques mais bute sur les longs intermèdes qui lui font perdre le fil. Hors mis cette légère arythmie, le spectacle séduit par sa belle facture… Captivant !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La mer d’Edward Bond
Théâtre de la Comédie-Française – Salle Richelieu
1, place Colette
75001 Paris
Jusqu’au 15 juin 2016
Du mardi au samedi à 20h30 et le dimanche à 14h
Durée 2h05 sans entracte
Mise en scène d’Alain Françon assisté de David Tuaillon
Scénographie de Jacques Gabel
Costumes de Renato Bianchi
Lumières de Joël Hourbeigt
Musique originale de Marie-Jeanne Séréro
Son de Léonard Françon
Avec Cécile Brune, Éric Génovèse, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Elsa Lepoivre, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Pierre Louis-Calixte, Stéphane Varupenne, Jérémy Lopez, Adeline d’Hermy, Jennifer Decker, Pénélope Avril, Vanessa Bile-Audouard, Hugues Duchêne, Laurent Robert
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage