Au théâtre de la Cité à Toulouse, pour sa deuxième création, le maître des lieux plonge avec un malin plaisir, une précision d’orfèvre, au cœur des sentiments amoureux que le désir, le pouvoir viennent pervertir. S’appuyant sur une brillante distribution, survolté par l’incroyable Mélodie Richard, il signe un spectacle puissant à l’esthétisme sur le fil entre pureté et soufre.
Dans la pénombre, deux silhouettes de blanc vêtues, à l’identique, un homme, une femme, font leur entrée. Minutieusement ils envahissent les lieux, une sorte de centre de contrôle d’une quelconque usine. Ils allument l’un après l’autre les différents appareils, les lumières. L’espace est immaculé, clinique. Il a des airs de soviétisme teinté de baroque. Flaminia (extraordinaire Mélodie Richard) et Trivelin (épatant Léo Bahon), en bons soldats, en serviteurs zélés s’apprêtent à mettre à exécution leur plan machiavélique : anéantir le pur amour qui unit la trop jolie Silvia (lumineuse Maud Gripon) dont le Prince (troublant Thibault Vinçon) est épris, au trop naïf Arlequin (ingénu Thibaut Prigent). Après avoir enlevé la jeune femme, ils sont bien décidés à instiller dans l’esprit des deux jeunes gens, un peu de fiel, de stupre, de luxure et de doute.
Usant de tous les stratagèmes, allant des menaces aux caresses, de la complicité naissante à l’abus de confiance, le valet et la confidente, qui met un point d’honneur à arriver à ses fins, ébranlent les convictions des deux amants, leur spontanéité. Perfides, ils les troublent, mettent à mal leur certitude, leur montrent comment le monde est plus beau vu de la cour. La pureté, joyeuse, simple, laisse peu à peu place à la vanité. La jouissance d’être important balaye leurs dernières réticences. Que vaut l’amour face aux richesses, au pouvoir ? Bien peu de chose.
De sa plume ciselée, de sa prose luxuriante, Marivaux oppose deux mondes, celui de la campagne, celui de la cour. Il s’amuse à confondre la naïveté des uns, la superficialité des autres. Sans tomber dans la caricature, il se met au chevet de l’amour avec un grand A, le traite comme une oisillon sans défense, un peu gauche, et égratigne au passage la société de son temps, manipulatrice, égocentrique, égoïste, tout en faisant preuve de mansuétude. Ainsi, le prince est un amoureux transi, non un cynique. La diabolique Flaminia s’attache à ses proies, laisse son cœur de pierre fondre, sans pour autant oublier sa mission.
Avec finesse, Galin Stoev s’empare de cette comédie en trois actes. Il s’attache à faire entendre la beauté du texte, à lui donner une densité intemporelle, une force vive, pop, moderne. Comment ne pas succomber aux charmes délicats de la rayonnante Maud Gripon, au sourire éclatant de l’épatant Thibaut Prigent ? Tous deux sont issus de la promotion 2019 de l’AtelierCité, qu’on avait pu voir dans Des cadavres qui respirent monté l’an passé par Chloé Dabert. Comment ne pas se laisser attraper par les appâts sophistiqués mais accortes de la belle Clémentine Verdier, ne pas se faire avoir par l’angélique Mélodie Richard, joyau sans conteste de cette troupe virtuose.
La réussite de cette adaptation tient non seulement au talent d’épure de Galin Stoev qui donne au texte de Marivaux, corps avec justesse, chair avec une sensualité à la limite du clinique, mais aussi à la présence scénique éblouissante des comédiens, à leur jeu au cordeau. S’appuyant sur une scénographie signée par le remarquable Alban Ho Van qui met en abime le théâtre par sa dimension double, d’un côté les arcanes du pouvoir de l’autre la prison dorée des deux amants, sur des costumes somptueux imaginés par Bjanka Adžić Ursulov, le metteur en scène saisit le public, joue sur sa corde sensible et l’entraîne dans cette enivrante histoire où très vite il n’est plus possible de distinguer le vrai du faux.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Toulouse
La Double inconstance de Marivaux
ThéâtredelaCité – La salle
1, rue Pierre Baudis
31000 Toulouse
Jusqu’au 22 novembre 2019
Durée 2h00 environ
Mise en scène de Galin Stoev assisté de Virginie Ferrere
Spectacle produit par le ThéâtredelaCité
Avec Léo Bahon, Maud Gripon, Eddy Letexier, Thibaut Prigent, Mélodie Richard, Clémentine Verdier & Thibault Vinçon
Scénographie d’Alban Ho Van
Vidéo d’Arié van Egmond
Lumières d’Elsa Revol
Son, musique de Joan Cambon
Costumes de Bjanka Adžić Ursulov
crédit photos © Marie Liebig