En ouverture du 73e festival d’Avignon, Pascal Rambert fait souffler un vent de folie étouffant, presque asphyxiant sur la cour d’Honneur du palais des papes. Contant l’histoire tragique d’une famille de la bourgeoisie intellectuelle qui traverse l’Europe du début de XXe siècle, il signe un spectacle fleuve, qui, certes, patine sur la longueur, mais vaut pour la brochette éblouissante de comédiens, ainsi que pour de belles fulgurances scéniques et textuelles.
La chaleur est écrasante derrière les hauts murs de l’enceinte du Palais des Papes. Pas un brin d’air ne vient rafraîchir l’atmosphère. Sur un plateau blanc immaculé, quelques meubles signés Bidermeyer, posés çà et là, donnent à l’ensemble un côté rétro. Tenues blanches 1900 superbes, imaginées par Anaïs Romand, l’étincelante troupe d’acteurs fait son entrée. Les comédiens se mettent en cercle en fond de scène, comme un rituel pour se donner du courage. C’est aussi pour cette grande famille, l’occasion de communier, d’oublier ses tracas, de s’aimer.
Pourtant, très vite, le ton monte. Le patriarche (Jacques Weber) est hors de lui. Son fils cadet (Stanislas Nordey), le plus brillant, a osé alors qu’on lui remettait une médaille récompensant son immense carrière d’architecte, se moquer de lui. L’amère déception lui fait dire des atrocités d’un violence inouïe. Stan ne fléchit pas. Il tient tête, écoute sans broncher. Le reste de la famille, les deux sœurs (Anne brochet et Emmanuelle Béart), leurs maris (Laurent Poitrenaux et Arthur Nauzyciel), le frère ainé (Denis Podalydès), sa femme (Audrey Bonnet), sont horrifiés par la charge, la véhémence de la réaction. Mais laisse faire, comme si de ce combat, finalement ils étaient étrangers. Seule la nouvelle et jeune compagne du père (Marie -Sophie Ferdane) ose interrompre la diatribe, en vain.
On est en 1911, à Vienne, ce n’est que le début d’une plongée dans le XXe siècle naissant. Traversant l’Europe, comme un baroud d’honneur à son génie, à ses œuvres qu’il a égrèné de Zagreb à Athènes, en passant bien sûr par Sarajevo, Jacques et les siens sont confrontés aux tensions qui agitent le vieux continent à l’aube de grands changements. Prise dans la tourmente, la Première Guerre mondiale pointe son nez, la famille, très bourgeoisie de gauche intellectuelle, se déchire, subit ces bouleversements plus qu’elle ne les vit. La folie des uns, la neurasthénie des autres, les entraînent vers une abîme brune où la haine des autres règne en maître. Rien n’arrêtera la machine infernale, tous seront broyés, incapables de s’adapter à ce monde nouveau.
Comme à son habitude, Pascal Rambert écrit pour des acteurs, ainsi que sur eux. Il a ce besoin viscéral de les connaître pour leur ciseler des rôles à leur (dé)mesures, leur servir des pans entiers de textes où ils peuvent se lâcher, donner libre court à leur talent. Malheureusement, cela tourne un peu à l’exercice de style. Chacun a son monologue à défendre, sans pour autant interagir avec les autres sauf en de rares moments, d’une belle intensité. Ainsi, on peut voir la haine, le dégoût, transparaître du regard d’Emmanuelle Béart quand elle est obligée de danser avec son beau-frère, Laurent Poitrenaux. C’est ces petits riens, ces apartés, qui donnent à l’ensemble, densité, profondeur. Ils sont toutefois trop rares, noyés dans une prose un peu trop philosophique pour saisir le spectateur, l’emporter dans les méandres de cette famille qui s’aime autant qu’elle se déteste.
Usant d’effets théâtraux comme un gamin devant la belle machine qu’est la cour d’honneur, Pascal Rambert dilue son propos, l’éloigne de l’histoire de l’Europe qu’il veut conter, qu’il souhaite faire entrer en résonance avec l’actualité. Toutefois, et c’est sa force. Il sait s’entourer de la crème de la crème des comédiens. De Jacques Weber, impressionnant, tonitruant en pater familias despotique, à Emmanuelle Béart, flamboyante en psychanalyste cédant peu à peu à la folie qui la ronge, en passant par Anne Brochet, éblouissante en fille préférée, Marie-Sophie Ferdane irradiante en belle-mère rejetée mais qui par amour du grand homme accepte tout, Audrey Bonnet, touchante en belle-fille détestée autant que chérie, Denis Podalydès, épatant en rejeton bègue, déception d’un père très ambitieux, Laurent Poitrenaux, extraordinaire en journaliste aux airs supérieurs, Arthur Nauzyciel, remarquable en militaire un peu trop carré et enfin Stanislas Nordey, bouleversant en fils adoré, incapable de dire son homosexualité ainsi que son admiration à un géniteur qui lui fait peur, tous donnent le meilleur d’eux-mêmes, brûlent les planches et font monter encore un peu plus la température. En ces années 1910 qui vont se terminer dans un bain de sang et donner un autre visage au vieux continent, l’atmosphère devient suffocante, irrespirable.
Traversé par de beaux tableaux, des envolées lyriques, Architecture est très ambitieux, trop peut-être, pour totalement emporter, séduire. Mais, malgré une fin quelque peu incongrue et facile, Rambert fait le job. Il habite la cour et lui donne des airs de fin de siècle.
Olivier Fregaville-Gratian d’amore – Envoyé spécial à Avignon
Architecture de Pascal Rambert
Festival d’Avignon
Cour d’honneur du Palais des Papes
Place du Palais des papes
84000Avignon
Jusqu’au 13 juillet 2019
Durée 4h00 environ avec entracte
mise en scène et installation de Pascal Rambert
Avec Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, ArthurNauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès sociétaire de la Comédie-Française et Pascal Rénéric (en alternance), Laurent Poitrenaux, Jacques Weber et Bérénice Vanvincq
Collaboration artistique Pauline Roussille
Lumière d’Yves Godin
Costumes d’Anaïs Romand
Musique d’Alexandre Meyer
Chorégraphie de ThierryThieûNiang
Chant de FrancineAcolas
Conseil mobilier Harold Mollet
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage