Les mots de Jouvet frappent, cognent, malmènent la jeune élève, victime consentante du grand homme, et la pousse dans ses retranchements. Ils la libèrent peu à peu de ses chaînes, brisent ses dernières réticences pour qu’elle donne le meilleur d’elle-même, qu’elle soit l’Elvire de Don Juan, cette femme bafouée rêvant d’offrir à l’homme qu’elle aime une rédemption. Véritable voyage à travers le temps, cette leçon de comédie menée de main de maître par Toni Servillo est un hymne au théâtre, un brin nostalgique, au charme désuet. Captivant !
Une fois les portes du théâtre refermées, on plonge dans un autre époque, un autre temps. Au-dehors, Paris est occupé. On est en février 1940. Louis Jouvet (épatant Toni Servillo), malgré l’époque troublée, continue à donner des cours de théâtre. Il fait répéter à ses élèves Don Juan de Molière, tout particulièrement le rôle d’Elvire à la jeune Claudia (lumineuse Petra Valentini). Inlassablement, il lui fait reprendre la dernière scène de cette amoureuse éconduite, quand elle revient apaisée auprès de son ancien amant afin de lui permettre de se repentir de ses péchés et lui faire ses adieux. Illuminée hors de la vie terrestre, elle se voit comme la rédemptrice de Don Juan. C’est cette béatitude passionnée qu’il veut voir sur scène.
Cours magistral
Jour après jour, il brutalise psychologiquement la jeune femme. Il veut la libérer de tout ce qui la retient dans le réel pour qu’elle soit le personnage. Il ne veut pas juste qu’elle joue, mais qu’elle devienne Elvire au plus profond de son être. A chaque cours, il la force à aller encore plus loin, à moduler ses émotions, à leur donner une couleur authentique, véridique. A l’extérieur, l’étau se resserre, la vie est de plus en plus dure. Les apprentis comédiens semblent, à chaque nouvelle leçon, un peu plus épuisés. La fin de l’année approche, le concours de sortie du Conservatoire est dans quelques jours, une ultime répétition est tout sera fini. Les rafles contre les juifs auront raison des derniers espoirs de cette intense comédienne de brûler un jour les planches.
Une plongée dans la tête de Jouvet
C’est en se plongeant dans les notes de travail de Louis Jouvet que Brigitte Jacques-Wajeman a découvert une incroyable matière dramaturgie et a eu l’excellente idée d’écrire une pièce sur l’envers du décor, sur les coulisses du théâtre. Cette immersion au cœur de cet art antique est d’autant plus passionnante qu’elle permet de découvrir un sacré personnage, un homme de théâtre vibrant et perfectionniste. Bien que le texte soit dit en italien, l’intensité électrique qui se dégage des échanges entre Louis Jouvet et la jeune Claudia en dit beaucoup sur la violence des rapports humains, sur les espoirs d’un professeur qui voit au delà des apparences, le potentiel d’une comédienne.
Acteur, un sacerdoce
Si certaines des directives du grand homme peuvent paraître dépassées, surannées, elles n’en sont pas moins le témoin d’une époque et d’une vision du métier d’acteur. Les mots sont durs, violents, mais ils sont un mal nécessaire pour dépasser ses propres limites pour dépasser la simple interprétation et être le personnage. Toni Servillo en a compris l’essence et met parfaitement en scène ce duo bourreau/victime. En se glissant dans la peau de Louis Jouvet, il n’essaie pas de l’imiter, mais bien d’en être une représentation vivante. Fascinant. Quant à Petra Valentina, elle est lumineuse. Elle semble ressentir dans sa chair les brûlures verbales infligées par le professeur. Peu à peu, elle n’est plus vraiment Claudia, elle est l’Elvire voulue par Jouvet. Impressionnante.
Totalement happé par le jeu des comédiens, on oublie le présent et on se laisse totalement submergé par cette leçon de théâtre. Magistral !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore pour le magazine Attitude-Luxe
Elvira (Elvire Jouvet 40) de Brigitte Jaques-Wajeman
théâtre de l’Athénée- Louis Jouvet
Texte tiré de Molière et la Comédie classique de Louis Jouvet
avec Toni Servillo, Petra Valentini, Francesco Marino, Davide Cirri
Traduction Giuseppe Montesano
Costumes Ortensia De Francesco
Lumières Pasquale Mari
Son Daghi Rondanini
Assistante à la mise en scène Costanza Boccardi
Surtitrage Emanuela Pace
Crédit photos : © PiccoloTeatroMilano