Texte emblématique des années 1990, Angels in America de Tony Kuchner fait une entrée en fanfare au répertoire de la Comédie-Française. Mise en scène sobrement par le cinéaste Arnaud Desplechin, cette fresque humaine sur les années Sida, les années Reagan, vaut tout particulièrement pour le jeu virtuose d’une troupe au sommet de son art.
Sur une longue tenture blanc cassé, une étoile juive, dorée au fil d’or, brille au centre de la scène. Un cercueil est installé devant. L’ambiance est au recueillement. La salle sombre lentement dans la pénombre quand Serge Bagdassarian, suivi de plusieurs techniciens et artistes, prennent possession de la scène. De sa voix claire, l’acteur lit un discours, une lettre ouverte afin d’alerter le public sur les dangers de la réforme des retraites qui fragilise encore un peu plus le monde de la culture, de la création. Le texte est clair, précis. Sa limpidité percutante est soulignée par des applaudissements soutenus. Après un salut ovationné, tous quittent le plateau, place au spectacle.
Des Maux d’amour
Grimée en rabbin, Dominique blanc officie. Avec humour et mordant, elle fait l’oraison funèbre d’une vieille dame ayant échappé à la Shoah. Son petit-fils, Louis Ironson (épatant Jérémy Lopez), reste un peu en marge. Gay dans le placard, il n’ose pas présenter son compagnon Prior Walter (bouleversant Clément Hervieu-Léger). Le jeune homme n’est pas très en forme. Il profite de ce moment dramatique pour annoncer sa maladie. Les premiers symptômes sont là. La peau blanche, imberbe du trentenaire est marquée. Le sarcome de Kaposi fait son œuvre. Le sida s’est installé. Peur d’un virus qu’on ne connaît pas. Louis est amoureux mais il ne peut pas. Il s’enfuit, profite d’une hospitalisation de Prior pour quitter le domicile conjugal. Il s’en veut, rêve d’être mortifier.
En parallèle, Joe Pitt (détonnant Christophe Montenez) un mormon de l’Utah, un républicain acharné, jeune loup du barreau, plutôt agneau sacrificiel d’ailleurs, se frotte au mal absolu, Roy Cohn (tonitruant Michel Vuillermoz). Grand avocat new yorkais, roi de la magouille, prêt à tout, surtout au pire, pour arriver à ses fins, l’homme est un misérable bien que terriblement charismatique. Totalement sous sa coupe, le bel enfant, trop naïf, trop rigoriste, est à deux doigts de se brûler les ailes.
La rencontre était fatale. Deux êtres blessés par la vie, deux homos qui ont chacun à leur manière du mal à s’assumer, se retrouvent, s’aiment, se déchirent. L’un par culpabilité, l’autre par manque de courage. Marié à Harper (lumineuse Jennifer Decker), une jeune femme sous antidépresseurs pour rendre meilleur son quotidien triste, gris, Joe Pitt noie ses derniers scrupules dans les bras du jeune juif en guerre contre ses idéaux, contre Reagan, le monde entier.
Une mise en scène classique et léchée
En s’emparant de cette pièce phare des années sida, de cette fantaisie gay, Arnaud Desplechin n’a pas choisi la facilité. Concentré d’une époque, il en fallait du talent pour la réduire de moitié sans en perdre l’essence profonde. Le cinéaste réussit en moins de trois heures à faire passer tous les messages, à appréhender tous les aspects de ce texte fleuve. L’arrivée du sida, la corruption, le racisme, l’homophobie tout y est. On peut regretter l’aspect trop léché de l’ensemble, trop propret, trop cinématopgraphique, mais c’est sans compter sur la troupe du français.
Dirigé au cordeau par Desplechin, les comédiens donnent le meilleur d’eux-mêmes. Bien sûr, on aurait aimé plus de baroque, plus d’extravagance pour l’entrée d’Angels in America à la Comédie Française. Mais grâce aux décors mobiles de Rudy Sabounghi, on passe en un clin d’œil d’un appartement du Bronx, à une chambre d’hôpital, d’un restaurant « so » chic, au bas fond de Central Park. Dynamique, vivante, la mise en scène du réalisateur d’un Conte de Noël déploie ingénieusement la tragicomédie. Le rythme est soutenu, la satire est bien soulignée, manque juste un peu de trash, un peu de démesure pour donner à cette fable contemporaine toute sa puissance politique, sa force humaine.
Des comédiens vibrants d’humanité
Poétiques, lumineux, poignants, les anges aimeraient bien sauver les hommes de leur turpides. Mais là où la religion, les convictions ont leurs limites, enfermées dans des dogmes d’un autre temps, l’amour transcende tout, dépasse les préjugés, se vit en toute liberté. De Gael Kamilindi, l’ami drag queen, l’infirmier au grand cœur, à Florence Viala, ange magnétique, en passant par Jérémy Lopez, amant en proie au doute, à Christophe Montenez, gendre idéal en proie à ses démons intérieurs, à Jennifer Decker, jeune femme à la sensibilité exacerbée, à Michel Vuillermoz, avocat véreux et cynique aux petits oignons quelque peu moliéresque, à Clément Hervieu-Léger, troublant de justesse, de fièvre en malade vibrant de vie, à Dominique Blanc, incroyable en rabbin, en général russe, en fantôme d’Ethel Rosenberg venant hanter son bourreau, tous jouent leur partition avec exactitude et flamme.
Entre rires et larmes, ces anges déchus touchent en plein dans le mille et font entrer au Français une cause juste. Alors que l’homophobie continue à faire des victimes, la Comédie-Française inscrit dans le marbre de ses murs plusieurs fois centenaires le drame du sida, la puissance de l’amour non genré. Rien que pour cela, bravo !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Angels in America de Tony Kuchner
Entrée au répertoire
La Comédie-Française
Salle Richelieu
Place Colette
75001 Paris
Jusqu’au 27 mars 2020
Durée 2h50 avec entracte
Version scénique et mise en scène d’Arnaud Desplechin assisté de Stéphanie Leclercq
Texte français de Pierre Laville
Avec Florence Viala, Michel Vuillermoz, Jérémy Lopez, Clément Hervieu-Léger Prior, Christophe Montenez, Jennifer Decker, Dominique Blanc & Gaël Kamilindi
Scénographie de Rudy Sabounghi assisté de Julien Soulier
Costumes de Caroline de Vivaise assistée de Magdaléna Calloc’h
Lumière de Bertrand Couderc
Son de Sébastien Trouvé
Collaboration artistique de Stéphanie Cléau
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française