Au théâtre de l’Archipel à Perpignan, Roland Auzet mêle habilement théâtre et musique et fait vibrer avec une froide passion les errances contemporaines d’une Hedda Gabler, furieuse autant qu’indolente. Portée par l’incandescente Hayet Darwich, le personnage d’Ibsen révèle ses fêlures, ses blessures secrètes en un cri sourd, étouffé par les conventions. Le poing levé, elle hurle, en son sein, les révoltes d’un être, à qui toute liberté est refusée.
Femme fatale, Hedda Gabler (Hayet Darwich) s’ennuie dans sa vie de petite bourgeoise. Ni les 50 invités qui s’affairent dans son salon, qui l’épient, ni son mari, un carriériste de pacotille qui manque d’ambition, ne semble attiser son intérêt. Elle est ailleurs dans d’autres contrées, d’autres lieux. Fumant cigarette sur cigarette, elle s’invente un monde où les règles peuvent être transgressées, les convenances dépassées et ainsi libérer la fureur de vivre qui sommeille en elle. Rattrapée par la réalité, par un son, une conversation, sa morne existence lui fait d’autant plus horreur. Mais a-t-elle le choix ? Non, Bien sûr. Elle se doit à ses convives, d’autant que, l’attribution d’un poste prestigieux d’universitaire, que son époux convoite, en dépend. La trop jolie poupée se veut provocatrice, scandaleuse, cela amuse la galerie, mais personne ne veut vraiment y croire. Cela passe pour de l’enfantillage, non pour de la révolte.
S’amusant des sonorités, créant de toute pièce un brouhaha de fond, grâce au chuchotement des 50 amateurs-invités, Roland Auzet invite à partager les errances de son héroïne, ses pensées funestes, ses terribles manigances. Si la trame du drame ibsénien sert de colonne vertébrale au metteur en scène, il en dépasse les contours très XIXe siècle pour faire d’Hedda Gabler, une femme d’aujourd’hui, écrasée par une société dominée par les hommes. Mêlant avec beaucoup d’habilité, ses propres mots, à ceux de Falk Richter et de l’auteur norvégien, il compose une tragédie puissante, intérieure, celle d’Hedda, qui se heurte à l’insouciance des autres, ceux qui voient la vie comme une fête.
Utilisant la technologie comme dans sa Solitude des champs de coton, ou dans son VxH La voix Humaine, pour mieux immerger le spectateur dans les tourments de l’âme qui dévore ses personnages, Roland Auzet signe une piéce hors du temps où se côtoie le feu des passions depuis longtemps éteintes et la glace des personnes calculatrices prêtent à entraîner dans leurs chutes désespérées tout rêves de bonheur. Si quelques longueurs sont à regretter à la marge, le jeu habité des comédiens – Gaël Baron, Clément Bresson et Sophie Daull – suffit à entraîner les spectateurs dans cette course folle, funeste vers l’abîme qui consume l’âme d’Hedda, subliment interprétée par la lumineuse Hayet Darwich.
L’autre force de ce spectacle hybride, c’est la présence du trio français LEJ – Lucie Lebrun, Élisa Pari et Juliette Saumagne – et de la chanteuse allemande Karoline Rose. Les voix enchanteresses des trois premières se confrontent à l’univers trash de la quatrième, donnant à l’ensemble la dualité nécessaire pour comprendre le drame intime vécu par notre héroïne entre asservissement de façade et indomptabilité intérieure. Un séduisant et détonnant mélange qui fait d’Hedda Gabler une femme complexe qui fait chavirer tous les cœurs.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Perpignan
D’habitude on supporte l’inévitable d’après Hedda Gabler d’Henrik Ibsen et Disappear here de Falk Richter
Création théâtre de l’Archipel – scène nationale de Perpignan, le 21 février 2019
Durée: 2h15
les 21 et 22 mars 2019 au MA avec Granit, scène nationale de Belfort
les 29 et 30 mars 2019 au Théâtre – Scène nationale de Saint-Nazaire
le 30 avril 2019 aux Théâtres en Dracénie, Draguignan
les 14 et 15 mai 2019à L’Espace des Arts, scène nationale de Chalon-sur-Saône
mise en scène, conception et composition Roland Auzet
avec Gaël Baron, Clément Bresson, Hayet Darwich, Sophie Daull, le groupe LEJ – Lucie Lebrun, Élisa Pari et Juliette Saumagne – , et Karoline Rose, et la participation de 50 amateurs.
Perchiste : Vincent Kreyder
Scénographie-costumes : Léa Gadbois-Lamer
Réalisation informatique musicale : Daniele Guaschino
Création et régie lumières : Bernard Revel
Régie générale : Jean-Marc Beau
Régie son : Julien Pittet
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage