Loin des musées, des galeries, où ses œuvres sont exposées, sacralisées, Picasso se voit obliger de justifier son art face à la milice nazi, qui occupe Paris en cette année 1941. Imaginant le célèbre peintre aux mains de ses détracteurs, le dramaturge américain Jeffrey Hachter convie à un duel sans merci entre liberté d’expression et obscurantisme dogmatique, un huis-clos théâtral âpre, impitoyable que souligne la mise en scène précise, concise d’Anne Bouvier.
Dans un une sorte de sous-sol, où sont entreposés çà et là tableaux, caisses de bois et cartons, Pablo Picasso (Jean-Pierre Bouvier) attend fumant cigarette sur cigarette. Le regard inquiet, la mine sévère, il a été amené en ce lieu insolite par la milice nazi qui occupe Paris. Au loin, des bruits de talons claquant le sol se font entendre. Une femme, tenue stricte, apparaît en haut de l’immense escalier. Lentement, elle descend les marches. Elle impose avec autorité le silence. D’une voix assurée, elle se présente, Frau Fischer (Sylvia Roux), envoyée par Berlin pour authentifier trois œuvres de l’artiste qui seront exposés avec des Derain, des Mirò lors d’une rétrospective consacrée à l’Art dégénéré. C’est-à-dire tout ce qui ne correspond pas à l’esthétisme du régime, qui va à l’encontre de leur valeur, de leur doctrine.
Dès les premiers mots, l’ambiance se glace. C’est une confrontation entre deux mondes qui s’opposent, deux modes de vie, deux sexes. Chaque réplique est un coup porté à l’autre, une égratignure dans sa carapace. Picasso fanfaronne, sûr de son pinceau, de son art. Pas héros pour un sou, il refuse de se définir comme artiste engagé. Il est peintre, sculpteur, un point, c’est tout. Elle, chevelure flamboyante, droite, hiératique, a pour elle le pouvoir, le charme et les policiers à la solde de l’armée allemande qui attendent un ordre pour investir les lieux.
Entre les deux, c’est un combat fait de flatteries et de petites phrases assassines. ils se jugent,se jaugent, cherchent le talon d’Achille de l’autre pour attaquer, s’engouffrer, faire mal. Tour à tour sensuelles, cruelles, les paroles échangées déstabilisent, fissurent le masque pour mieux mettre à nu. La lutte est âpre vaine entre l’artiste qui s’estime libre de toute contingence et la représentante froide d’un pouvoir à la pensée rigide, autoritaire.
S’attachant à la personnalité du peintre, à son côté matador espagnol, Jeffrey Hachter signe une pièce fictionnelle des plus savoureuses. Bien que cet échange virulent n’ait jamais eu lieu, il le rend réel, palpable. Ainsi, Picasso se révèle en génie retors, en homme à femmes, qui n’a foi qu’en son art. Et Frau Fischer, bien que n’ayant jamais existée, la parfaite représentante d’un système dictatorial, où la dureté impitoyable tente de cacher son véritable visage, son authentique sensibilité.
Avec sa délicatesse habituelle, Anne Bouvier cisèle ce huis-clos implacable, féroce, charnel. Ne cherchant pas les effets, jouant sur le naturel de ses comédiens – Jean-Pierre Bouvier, tonitruant et enfantin, Sylvia Roux, forte et fragile à la fois – , elle donne à ce texte intense, puissant, fait de multiples rebondissements, une dimension psychologique, une profondeur bouleversante.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Un Picasso de Jeffrey Hachter
Festival Off Avignon – Rouge Gorge
Place de l’amirande 84000 Avignon.
Du 7 au 29 juillet 2023 à 17h15, relâche les mercredis.
Durée 1h15.
Studio Hebertot
78 bis, boulevard des Batignolles
75017 Paris
Reprise du 9 avril au 3 juin 2023
Du jeudi au samedi à 19h, dimanche 17h
Mise en scène d’Anne Bouvier
Avec Jean-Pierre Bouvier & Sylvia Roux
Décors de Charlie Mangel
Lumières de Denis Koransky
Costumes de Mine Vergez
Musique de Raphael Sanchez
Crédit Photos © Michael Adelo