Voix gouailleuse, un brin alcoolisée, visage marqué par le temps, la vieille « pute » conte une existence choisie de luxure, de plaisir, de folles passions et de quelques regrets, par le truchement de l’impressionnante Claude Degliame. S’appropriant les mots crus saisis et retranscrits avec justesse par Jean-Michel Rabeux, la comédienne donne cœur et corps à cette grande odalisque, cette femme de chair, cette putain magnifique, humaine.
Néons blancs descendant des cintres, plateformes métalliques installées aux quatre coins de la pièce, tabourets répartis çà et là au centre pour accueillir le public, la salle Roland Topor a, en ce soir de décembre, des faux airs de boîte de nuit, de club de striptease. Doucement, les lumières se tamisent donnant à l’ensemble des allures de bordel chic, high-tech. D’une porte dérobée, une vieille dame en nuisette noire apparaît. Portant des lunettes fantaisies, elle dérobe son regard aux spectateurs venus la rencontrer, la découvrir.
Déambulant entre les sièges, accordant un sourire à certains, une caresse à d’autres, Aglaé (éblouissante Claude Degliame), c’est son nom, s’offre sans pudeur, sans fard. Des branlettes qu’elle accorde à ses frères par simple plaisir à ses premières passes dans les caves de l’immeuble HLM, où elle vit avec sa famille, de la mort de son père, tant admiré à la naissance de son fils, désiré, mais pas aimé, elle se livre entièrement, totalement. Après tout, elle n’a rien à cacher. C’est une femme libre, qui sans honte aucune, sans gène, assume sa vie de pute qu’elle a choisie. Elle en est fière. Après tout, comme elle le dit, « elle a ça dans le sang ».
Encore belle, toujours désirable, elle continue à faire le trottoir, à plaire, ce qui lui procure une jouissance extrême. Elle aime les corps-à-corps fugaces, voir le désir dans les yeux de ses clients. Prostituée au grand cœur de la rue au hôtel de luxe, escort au corps parfait, maîtresse de donjon aux spécialités multiples, Aglaé sait tout du métier. Ne comptant que sur elle-même, elle s’est fait une belle réputation. Évidemment, tout n’a pas toujours été rose – son prénom de baptême. Elle a connu les coups consentis, les perversions des uns, les cadeaux généreux des autres, la main mise d’un mac, le regard réprobateur d’un fils devenu gendarme. Toujours plus forte, l’alcool aidant, elle refuse de s’incliner. Toujours debout, elle jouit de tout, de sa vue magnifique sur la rade de Marseille, de son amour du sexe, de ses clients devenus des amis, pour certains les hommes de sa vie.
Reprenant les mots de la vraie Aglaé, nom de scène fantasmé, Jean-Michel Rabeux esquisse le portrait d’une vielle femme étonnante, d’une grande dame du sexe sensuelle et charnelle, d’une putain sublime, humaine. Avec tendresse, sans pathos, sans voyeurisme, il lui donne une seconde vie quelque peu réécrite, mais tout aussi réelle, passionnante, âpre et jouissive que la première. Conviant le spectateur à assister aux confessions intimes de la belle septuagénaire, il choque, certes quelques âmes sensibles au passage, mais éclaire sur le quotidien d’une galante à la langue bien pendue qui fait commerce de ses charmes par plaisir.
Si le texte n’a pas la puissance viscérale des écrits de Grisélidis Réal, le jeu habité de Claude Degliame lui donne une intensité, une force vibrante qui fait mouche, fascine et ensorcèle. Cachant derrière un humour rugueux, radical, les fêlures de son personnage, elle lui insuffle une authenticité, une lucidité impressionnante. Totalement conquis par son phrasé hésitant, son timbre très titi parisien, le public sous le charme offre à l’interprète une salve d’applaudissements fourni, particulièrement mérité.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Aglaé de Jean-Michel Rabeux d’après les mots d’Aglaé
Théâtre du Rond-Point – Salle Roland Topor
2bis, avenue Franklin-D.-Roosevelt
75008 Paris
jusqu’au 30 décembre 2018
du mardi au samedi à 20h30 & le dimanche à 15h30 – relâche les lundis, les 9 et 25 décembre 2018
durée 1h
mise en scène de Jean-Michel Rabeux assisté de Vincent Brunol
avec Claude Degliame
Scénographie de Jean-Michel Rabeux & Jean-Claude Fonkenel
Assistanat à la mise en scène : Vincent Brunol
Lumières de Jean-Claude Fonkenel
Crédit photos © Alain Richard / Crédit illustration © Stéphane Trapier