Les mots acides coulent à flots. Ils sont tranchants comme des couteaux, terriblement blessants comme des coups-de-poing. Chaque réplique réveille une fêlure, remet à vif une plaie mal cicatrisée. La confrontation « soricide », concoctée par Pascal Rambert, est d’une violence inouïe. Seules Audrey Bonnet et Marina Hands pouvaient en révéler toute la brutalité, la crudité, l’âpreté. Attention ! Passes d’armes de haut vol aux Bouffes du Nord.
Rien ne dépasse. Le sol du théâtre aux ors décatis a été recouvert d’une bâche d’un blanc immaculé. Au loin, on aperçoit des chaises en plastique de toutes les couleurs et un pupitre. Pour l’instant, l’arène centrale est vide. Alors que le silence lentement se fait, deux furies débarquent et envahissent le plateau. Deux sœurs (Marina Hands et Audrey Bonnet) se tiennent l’une face-à-face. Leurs corps sont tendus, presque arcboutés. Les visages fermés, furieux. Les premières invectives font trembler les murs. Ce ne sont plus des cris de douleur, de colère, mais des hurlements qui déchirent l’air, font vaciller l’autre. Chaque mot éructé est pensé, réfléchi pour faire mal, pour blesser à mort.
Incapable de se parler normalement, envieuse l’une de l’autre depuis leur naissance à trois ans d’écart, elles s’aboient dessus, déchirent à coup de répliques cinglantes, sanglantes, leurs âmes, ce qui leur reste de raison. Évoquant leur père, brillant archéologue qui n’a d’yeux que pour l’ainée (Marina), leur mère, génie littéraire qui s’inquiète surtout de la cadette (Audrey), le mari de l’une, l’insipide Régis, qui fut d’abord amoureux de l’autre, leurs enfances à l’étranger, le monde qui va mal, les réfugiés, la sexualité, elles tentent d’établir un dialogue impossible. L’une est volcanique, impétueuse, l’autre pleine de morgue, d’arrogance sardonique. Si parfois la tempête verbale, la lutte, se calme, c’est pour mieux reprendre, pour enfoncer encore plus dans les chairs des paroles sibyllines, assassines, vénéneuses.
Avec une minutie d’orfèvre, une ferveur d’artiste passionné, Pascal Rambert reprend le duo de sœurs, qui faisait le sel de sa précédente pièce Actrice, pour en développer toute l’amertume, toute la rancœur rentrée qu’il n’avait pas totalement expurgée. Se servant de la complémentarité des deux comédiennes, il esquisse de sa plume volubile, foisonnante, un duel verbal d’une intensité, d’une férocité que sa sobre mise en scène exacerbe et en dévoile toute la cruauté. S’amusant des mots, il fait de la langue, de sa beauté, de sa richesse, le vecteur par lequel les maux des sœurs se ravivent, s’apaisent pour mieux les consumer de l’intérieur. Derrière la vindicte, cette haine, si ancrée en elles, si violente, l’amour sororale se tapit dans l’ombre et ne demande qu’à sourdre, jaillir. Et c’est dans cette ambiguïté des sentiments que le texte révèle sa beauté outrancière, sa puissance excessive, sa force comique.
Cet uppercut théâtral aurait pu n’être juste que criard, infernal, insupportable, il est brillant, bouleversant, effroyablement magnifique. Il ne repose quasiment que sur l’équilibre parfait du jeu virtuose de Marina Hands, la terrienne, et de Audrey Bonnet, la passionnée. L’accord est parfait. Quand l’une vitupère, l’autre vacille. Et inversement. Mais jamais, ô grand jamais, aucune ne capitule. Ce sont deux guerrières, deux combattantes qui ne peuvent vivre, respirer l’une sans l’autre.
Sœurs dépasse le cadre scénique pour mieux emporter le spectateur, le frapper en plein cœur, déterrer des blessures qu’il pensait depuis longtemps guéries. Du grand art !
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Sœurs (Marina & Audrey) de Pascal Rambert
Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis Boulevard de la Chapelle
75010 Paris
jusqu’au 9 décembre 2018
du mardi au samedi à 20h30 et le dimanche à 16h00
durée 1h30
mise en scène et installation Pascal Rambert
Avec Audrey Bonnet et Marina Hands
Assistante à la mise en scène et directrice de production : Pauline Roussille
Costumes d’Anaïs Romand
Régie Générale : Alessandra Calabi
Régie lumière : Thierry Morin
Crédit Photos © Pauline roussille