Inexorablement, les souvenirs s’effacent. Du brillant universitaire qu’incarne Patrick Chesnais avec justesse, ne reste que l’homme confus diminué par une maladie dont on tait le nom. S’emparant du très beau texte de François Archambault qui aborde autant la mémoire, la transmission, le temps qui passe, que l’épuisement des proches, Daniel Benoin signe une tragicomédie bien ficelée qui mériterait d’être resserrée pour en révéler toute l’intensité.
Belle prestance, cabotin, tribun de génie qui aime s’écouter, Edouard Bauchard (formidable Patrick Chesnais) est un professeur émérite à la retraite, un spécialiste de l’Histoire avec un grand H, un personnage public en révolte contre le monde d’aujourd’hui. Connu pour ses prises de position contre Facebook, Twitter et autres « Amstamgram », l’universitaire ne cesse de pester contre la médiocrité de l’époque où le virtuel a pris le pas sur le réel.
Sa superbe en prend un coup quand la maladie, dont le nom n’est jamais prononcé, s’attaque à ce qui l’a de plus précieux, sa mémoire. Lentement, les noms, les petits cailloux, les événements banals du quotidien s’effacent. Ne supportant pas le mal qui le ronge, qui l’amoindri, il est de plus en plus ingérable et rend la vie impossible à ses proches. Sa femme Madeleine (éblouissante Nathalie Roussel), jusque-là potiche docile, se rebelle et abandonne l’encombrant époux pour qui, elle a ,certes ,encore de la tendresse mais plus de patience, à leur fille (fragile Emilie Chesnais). Journaliste reporter, Isabelle, tout juste 30 ans, a très peu de temps à lui accorder, elle le confie donc à Patrick, son nouveau compagnon (sincère Frédéric de Goldfiem), un quarantenaire en plein burn-out.
De plus en plus irascible, ressassant les mêmes rengaines, les mêmes bribes d’un passé douloureux, Edouard trouve un peu d’apaisement dans le regard d’une jeune fille qui n’a pas sa langue dans sa poche, la très charmante et effrontée Bérénice (Lumineuse Fanny Valette). Payée pour être sa garde-malade occasionnelle, elle est la seule à essayer de le comprendre, à ne pas le traiter comme un malade. Réminiscence du passé autant que fulgurance du présent, elle lui offre ses derniers moments de bonheur dans l’épais brouillard de l’oubli qui l’envahit.
Avec finesse, le Canadien François Archambault aborde le délicat sujet de la maladie, ici Alzheimer, ainsi que l’impact qu’elle a sur les proches, dont les nerfs, la fatigue sont mis à rude épreuve. Sans en atténuer la douleur, la souffrance, il invite à une plongée dans le quotidien de ces familles au bord de l’implosion et signe une pièce drôle autant que touchante, où l’on passe avec ingéniosité du rire aux larmes.
Gommant avec l’accord de l’auteur les références trop marquées outre-Atlantique pour inscrire l’histoire d’Edouard dans nos contrées avec l’aide du comédien Philippe Caroit, Daniel Benoin met en scène cette tragicomédie savoureuse, qui, resserrée quelque peu, débarrassée de quelques vidéos superflues, servant d’intermèdes quelque peu appuyés entre chaque saynète, gagnerait en puissance, en efficacité.
Mais, la force de ce spectacle vient surtout du jeu des comédiens. En tête, Patrick Chesnais, impressionnant de vérité, donne à son personnage une belle profondeur, une intensité poignante où le drame de la perte de mémoire n’a d’égal que la joie jubilatoire de faire tourner ses proches en bourrique. Nathalie Roussel, rayonnante, campe à la perfection l’épouse désabusée, découragée, qui prend la terrible et impossible décision de se protéger et de ne plus se sacrifier au tyran que son mari est devenu. Enfin, Fanny Valette, fraîche, éclatante, incarne, avec émotion toute retenue, une sensibilité à fleur de peau, celle par qui le bonheur des jours anciens revient. Un bien joli moment de théâtre en somme.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Tu te souviendras de moi de François Archambault
Théâtre de Paris – Salle Réjanne
Rue blanche
75009 Paris
Jusqu’au 6 janvier 2019
Du mercredi au samedi à 21h00, séances supplémentaires le samedi à 17h & le dimanche à 15h
Durée 1h30
Mise en scène de Daniel Benoin assisté d’Alice-Anne Filippi-Monroché
Adaptation de Philippe Caroit
Avec Patrick Chesnais, Fanny Valette, Nathalie Roussel, Frédéric de Goldfiem & Emilie Chesnais
Scénographie de Jean-Pierre Laporte
Costumes de Nathalie Bérard-Benoin
Vidéo de Paulo Correia
Lumières de Daniel Benoin
Crédit Photos © Philipducap 2018