Teintant avec ingéniosité le Requiem de Mozart de sonorités et de rythmiques africaines, le duo Alain Platel et Fabrizio Cassol invitent à une expérience scénique surprenante, déroutante autant que dérangeante. Si la musique envoûte, les voix des chanteurs ensorcèlent et la gestuelle des musiciens hypnotisent, la vision sur grand écran de L., cette femme dont on assiste impuissant aux dernières heures de vie, glace les sangs et questionne brutalement notre regard sur la mort.
Le décor, à vue quand le public s’installe, est inquiétant, sombre. Il se compose d’une série de parallélépipèdes noirs de tailles diverses, qui rappelle soit un cimetière où les pierres tombales seraient alignées strictement, soit le monument berlinois en hommage aux victimes de la Shoah. Le ton est ainsi donné. Ici, c’est la mort qui s’invite sur le plateau. Il n’y aura pas d’échappatoire. Elle s’insinue partout et nous oblige à la regarder en face, à la voir autrement par le biais d’autres cultures, qui ne voient en elle qu’un passage et non une fin.
Fort de leur précédente collaboration, le duo Alain Platel, à la mise en scène, à la scénographie, et Fabrizio Cassol, à la musique, s’attaque à un monceau de l’art lyrique, l’une des dernières œuvres de Wolfgang Amadeus Mozart, qu’il n’aura malheureusement pas le temps d’achever. Estimant que cette messe en ré mineur n’a pas été entièrement écrite par la main du virtuose, nos deux compères s’autorisent à la réinventer, à le retravailler. S’inspirant des sons, des mélodies traditionnelles africaines, se laissant porter par les influences jazzy autant que lyriques qui sont très prégnantes dans leurs travaux, ils (re) composent un autre Requiem, celui d’un monde nouveau où se métissent les cultures. Tout le sujet, le propos de cette relecture, de cette réinterprétation est justement de savoir comment on appréhende notre mort ainsi que celle des siens, comment on l’aborde, on l’envisage.
Totalement charmé par ces sonorités ethniques produites par quelque accordéon ou quelque likembe (piano à pousse) qui s’harmonisent avec d’autres plus classiques venant de guitares électriques, d’euphonium (tuba ténor) ou de percussions, le public se laisse porter, emporter par cette cérémonie joyeuse où toute tristesse est exclue, comme si le temps d’un instant, il assistait à une fête des morts à La Nouvelle Orléans.
Sur le plateau, les quinze musiciens qui jouent en direct investissent l’espace, circulant avec grâce entre les blocs noirs, donnant vie à ce lieu mortifère. Les voix des chanteurs, cristallines, captivent et finiraient par faire oublier le gigantesque écran qui surplombe la scène. Dans un plan quasiment fixe, réalisé par Simon Van Rompay une heure quarante durant, on assiste en direct aux derniers moments de L. L’image de cette femme belge, qui a choisi d’être euthanasiée pour ne plus souffrir et pour qui, ce nouveau requiem a été composé, met mal à l’aise certains, en secoue d’autre, mais pour beaucoup est à la limite de l’insoutenable. Elle prend aux tripes, violente les esprits
Interrogeant la notion de mort, la confrontant avec celle d’autres cultures, Alain Platel et Fabrizio Cassol réussissent leur pari de donner une autre couleur à la musique de Mozart sans pour autant la dénaturer et forcent à réfléchir sur un sujet d’actualité brûlant, le suicide assisté. Grâce à une troupe épatante, fougueuse de musiciens-chanteurs, la vie reprend ses droits et gagne encore et toujours.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Limoges
Requiem pour L. d’Alain Platel et Fabrizio Cassol
Francophonies en Limousin
jouée lors d’une soirée exceptionnelle le 29 septembre 2018 à l’Opéra de Limoges
Reprise Théâtre national de danse de Chaillot
Salle Jean Vilar
1 Place du Trocadéro
75016 Paris
du 21 au 24 novembre 2018
Durée 1h40
Musique de Fabrizio Cassol d’après le Requiem de Mozart
Mise en scène Alain Platel assisté de Steve De Schepper
Chef d’orchestre Rodriguez Vangama
De et avec Rodriguez Vangama (guitare et basse électrique), Boule Mpanya, Fredy Massamba, Russell Tshiebua (chant), Nobulumko Mngxekeza, Owen Metsileng, Stephen Diaz/Rodrigo Ferreira (chant lyrique), Joao Barradas (accordéon), Kojack Kossakamvwe (guitare électrique), Niels Van Heertum (euphonium), Bouton Kalanda, Erick Ngoya, Silva Makengo (likembe), Michel Seba (percussions), Dramaturgie Hildegard De Vuyst Assistante musicale Maribeth Diggle
Assistance à la chorégraphie : Quan Bui Ngoc
Vidéo : Simon Van Rompay
Caméra : Natan Rosseel
Scénographie d’Alain Platel
Réalisation décor : Wim Van de Cappelle en collaboration avec atelier du décor NTGent
Éclairage : Carlo Bourguignon
Son : Carlo Thompson assisté de Bartold Uyttersprot
Costumes : Dorine Demuynck
Régisseur plateau : Wim Van de Cappelle
Photographie Chris Van der Burght
Direction de production Katrien Van Gysegem, Valerie Desmet
Crédit Photos © Chris van der Burght