Chorégraphié comme une seule et unique phrase, avec ses ponctuations, ses répétitions et ses envolées lyriques, Empty Moves d’Angelin Preljocaj hypnotise et séduit. Offrant aux corps des quatre danseurs qui s’attirent, se repoussent et se mêlent, une rythmique qui lui est propre, le ballet se suffit presque à lui même et aurait pu se passer de la bande son déroutante, voire douloureuse, de John Cage. La beauté primitive des mouvements a bien du mal à percer tant il est difficile de faire abstraction d’une musicalité trop rugueuse.
L’argument : À partir d’une performance oratoire et musicale de John Cage, Angelin Preljocaj joue avec la matérialité des gestes et leur déploiement dans l’espace.
La critique : Il y a des œuvres qui ont besoin de temps pour mûrir et prendre corps : Empty Moves d’Angelin Preljocaj en est un exemple des plus frappants. Onze années et trois étapes ont été nécessaires à l’artiste, qui a fondé le Pavillon noir, centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence, pour mettre au point cette partition chorégraphiée et ciselée au geste près.
Écrit comme une seule phrase ininterrompue, ce ballet, où la danse se suffit à elle-même, est une ode au mouvement. Si la musique est totalement absente de ce spectacle, c’est que le chorégraphe s’est appuyé sur une performance vocale du compositeur et poète John Cage.
Enregistrée en 1977 au Teatro Lirico de Milan, cette partition étrange, intitulée Empty Words, est en fait une lecture très particulière et réinterprétée de la Désobéissance civile d’Henri David Thoreau. Plus proche de la distorsion sonore que du poème, les mots et les phonèmes se désintègrent et s’enchaînent à un rythme lent, imprimant au phrasé de l’artiste une rythmique singulière. Pour compléter cette mélodie insolite, John Cage, imperturbable, a mêlé à ses propres mots les invectives et les huées d’un public désarçonné par ce qu’il entend. Près de 40 ans plus tard, les mêmes réactions épidermiques touchent une partie des spectateurs du Théâtre de la Ville.
Et pourtant, c’est bien sur cette musicalité déconcertante qu’Angelin Preljocaj s’appuie pour créer sa propre partition, en jouant sur la construction et déconstruction des mouvements que rien ne semble vouloir arrêter. En écho à ce chaos sonore, le chorégraphe fait naître un ballet qui sublime les gestes, arabesques et autres portés. En peu de temps, les quatre danseurs, deux couples simplement habillés de tee-shirts et de shorties, comme s’ils sortaient d’un lit, emplissent l’espace et hypnotisent le public. Leurs corps, évoluant à un rythme propre à chacun d’entre eux, se mélangent, s’éloignent, se frottent, s’additionnent et se soustraient avec grâce et fluidité.
Étonnement : c’est en fragmentant les gestes que le chorégraphe imprime à son ballet, élégance et sensualité. Notre quatuor virtuose se joue des cassures, des déséquilibres et asymétries, pour impulser une féerie qui subjugue et permet de faire abstraction, un temps, de la performance douloureuse et irritante de John Cage. Bien que difficile à appréhender, cet Empty moves d’Angelin Preljocaj, qui relève de la lutte dansée à l’union des corps, nous envoûte… et c’est bien là toute la féérie de ce sublime ballet, bien étrangement soutenu par la voix caverneuse du musicien américain, et le grondement d’une foule mécontente.
« Empty Moves I, II & III », du 17 au 28 février, Théâtre de la Ville, Paris 4
Pièce pour 4 danseurs
du lundi au samedi à 20h30 et le samedi séance supplémentaire à 15h
chorégraphie d’Angelin Preljocaj
création sonore de John Cage, Empty words
interprétation (en alternance) Virginie Caussin, Natacha Grimaud, Nuriya Nagimova, Yurié Tsugawa, Fabrizio Clemente, Baptiste Coissieu, Sergio Diaz, Yan Giraldou