Flamme incandescente, dévorante, la passion des cœurs brûle la peau, l’âme. Elle consume tout, ne laisse derrière elle que le goût délicieux autant qu’amer du soufre. En s’emparant du texte originel de Paul Claudel, avant qu’il le remanie pour en gommer les aspérités, les rugosités, Eric Vigner invite à une ronde amoureuse, sensuelle et mystique où la femme, indomptable objet de désir, devient l’indécente lumière des hommes, l’inspiratrice d’une vocation : l’écriture. Saisissant, déconcertant !
Dans la pénombre, des silhouettes fantomatiques prennent possession de la scène. Une femme, cheveux défaits, allume quelques bougies. Assise en tailleur, elle prie, convoque quelques esprits ou médite. Derrière elle, un homme longiligne déambule. Dos courbé, bras ballant le long de son corps dégingandé, il semble porter sur le dos tout le poids d’une tristesse indescriptible, d’une douleur accablante. Il pleure sa bien-aimée morte loin de lui, rage qu’elle l’ait tenu à l’écart des derniers mois de sa vie, de leur enfant qu’il n’a jamais vu. Invoquant le mystère, plongeant le spectateur dans une rêverie en clair-obscur, Éric Vigner introduit son spectacle en empruntant à la fin de ce drame amoureux, le prologue de sa pièce. Ainsi, dès les premiers mots, enflammés, âpres, il nous invite à un voyage des sens, une balade au plus près des cœurs palpitants, où la raison n’est plus, où haine, affection et passion se confondent, se mélangent.
Mais que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là, à ce point de non-retour ? Fini l’intimité des chandelles, la scène s’illumine faisant apparaître comme gravé dans le sol un dessin d’oiseau au magnifique ramage, un espace épuré, où le metteur en scène a engrené quelques pans, quelques objets de ses créations précédentes, tels cette incongrue statue de marin géante, ce rideau de bambou, cette silhouette d’arbre au loin. Dans ce décor minimaliste, évoquant tout l’Asie et rien de particulier à la fois, la belle Ysé (étonnante Jutta Johanna Weiss) danse, tourne et charme les trois hommes qui l’accompagnent dans ce voyage sans retour qui l’amène de l’Europe en Asie. De son mari De Ciz (touchant Mathurin Voltz) à l’homme providentiel, Amalric (remarquable Alexandre Ruby), en passant par l’amant tant aimé et double de Claudel, Mesa (troublant Stanislas Nordey), tous sont ensorcelés. Mais aucun ne la saisira vraiment. Femme attrayante aux appâts insaisissables, compagne sensuelle autant qu’ingénue, elle est ce que Buñuel qualifié, d’Obscur objet de désir. Renvoyant chacun de ses soupirants à leur impuissance à la combler véritablement, fuyant la passion quand elle devient dévorante et prend le pas sur sa raison, elle est l’insatisfaite, l’inatteignable. Féminine, mais adoptant le comportement amoureux des hommes, elle est pour tous et à jamais une énigme.
C’est cette veine singulière, indéchiffrable, qu’a voulue mettre en avant Eric Vigner, d’autant qu’elle correspond à l’envie primaire de Paul Claudel de coucher sur papier ses sentiments, ses doutes, les affres de cette première passion voluptueuse, enflammée. Puisant dans les souvenirs à vif de sa sulfureuse et foudroyante liaison avec Rosalie Vetch, femme mariée, mère de quatre enfants, qui fera de lui un homme et s’achèvera sur l’abandon, le silence, le dramaturge dénoue par la plume, dans cette première version de Partage de midi oubliée plusieurs décennies dans un tiroir, ses interrogations, ses réflexions, ses enivrantes pensées. Submergé par ce que lui inspire cette altière, scandaleuse créature, qui sera longtemps sa muse, il lâche en un flot puissant, cathartique, incontrôlé ses mots quitte parfois à s’égarer vers un univers plus mystique.
Soignant scénographie et mise en scène, Eric Vigner livre un spectacle poétique presque transcendantale qui questionne l’amour, la passion, la renonciation, et enfin la résilience puis la renaissance dans un dernier face-à-face, une dernière prière Mesa qui convoque le divin, l’intangible. Soulignant le jeu ciselé de ses comédiens, qui parfois déroute notamment celui brut, dur de Jutta Johanna Weiss, par un enchaînement esthétisant de tableaux, il communie avec le jeune Claudel et lui rend un hommage vibrant.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Strasbourg
Partage de Midi de Paul Claudel
TNS – salle Koltés
1, avenue de la Marseillaise
67000 Strasbourg
Jusqu’au 19 octobre 2018
Tous les jours à 19h00, relâches les dimanches 7 et 14 octobre 2018
Durée 2h45 environ
En tournée
La Comédie de Reims – Centre dramatique national
3 Chaussée Bocquaine, 51100 Reims
Du 13 au 15 novembre 2018
Le mardi à 20h30, le mercredi et le jeudi à 19h30
Théâtre National de Bretagne
1, Rue Saint-Hélier
35040 Rennes
Du 12 au 19 décembre 2018
De lundi à mercredi à 20h00, ainsi que le vendredi, le jeudi à 19h30 et le samedi à 15h00
Théâtre de la Ville – Théâtre des Abbesses
31, Rue des Abbesses
75018 Paris
Du 29 janvier au 16 février 2019
Scénographie et mise en scène d’Eric Vigner
Avec Stanislas Nordey, Alexandre Ruby, Mathurin Voltz & Jutta Johanna Weiss
Création lumière de Kelig Le Bars
Création et régie son : John Kaced
Création accessoires costumes : Anne-Céline Hardouin
Création maquillage et coiffure : Anne Binois
Direction technique : Bérangère Naulot & Cécile Herault
Régie générale : Cécile Herault
Régie son : Nicolas Bazoge
Assistante à la mise en scène : Tundë Deak
Assistant à la scénographie : Robin Husband
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez