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Ko Chiang Szu-Mei, une féministe d’avant garde au pays des marionnettes

Ko Chiang Szu-Mei est la première femme marionnettiste traditionnelle à Taïwan.

Première femme à avoir bravé les interdits religieux et à travailler dans la compagnie familiale de marionnettes créer par son père, Ko Chiang Szu-Mei, âgée d’un peu plus de 80 ans, fait figure de pionnière dans un Taïwan oscillant entre modernisme et tradition. Même si elle a laissé les commandes de la troupe à ses petits-fils, ce petit bout de bonne femme continue à veiller au grain. Rencontre détonante.

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Silhouette gracile, cheveux grisonnants coupés au carré, Ko Chiang Szu-Mei s’est installée en retrait. Toute sa vie, les marionnettes ont joué un grand rôle. Elle est fière d’avoir transmis sa passion à ses enfants et maintenant ses petits-enfants. Toujours aussi impliquée dans la vie de la troupe, elle est venue assister au centre de marionettes de Taipei à une présentation exceptionnelle du dernier spectacle de Marionnettes de la compagnie qui sera l’un des quatre spectacles taïwanais que l’on pourra voir à Avignon au théâtre de la condition de soie. Très vite, son aura séduit, charme et donne envie d’en savoir plus sur cette artiste, cette femme extraordinaire qui n’a eu de cesse tout au long de sa vie d’aller contre les diktats.

Le défi

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Née dans les années 1930, à l’époque où Taiwan est encore sous domination japonaise, dans une famille de marionnettistes, la jeune fille suit son père, musicien de son état, et assiste à de nombreuses représentations. « Dans notre culture, explique-t-elle, les spectacles de marionnettes ont une connotation religieuse. Ils ont pour but d’amuser et d’honorer les dieux. En tant que femme, il m’était normalement impossible d’y participer, c’était considéré comme irrespectueux. J’étais, en effet, considérée comme impure, en raison des menstrues. » Pourtant, la voix claire et limpide de la jeune Ko Chiang Szu-Mei bouleverse ses proches. Son cher géniteur lui propose à 16 ans de braver les interdits d’aller sur scène et de chanter la complainte d’une damoiselle qui attend l’amour. « Ça a été très dur pour moi, raconte-t-elle. J’ai fondu en larmes, j’avais peur d’aller à l’encontre des traditions. Il a fallu toute l’autorité de mon père pour passer outre mes réserves, mes convictions. Une fois, sur scène, je me suis libérée. Aucune nervosité, aucune timidité, n’est venue entraver ma prestation. Le public, surpris dans un premier temps et un peu choqué, a rapidement oublié que j’étais une fille. Il était sous le charme, conquis. » Cette première étape, franchie avec virtuosité et simplicité, a été salvatrice, émancipatrice. Estimant que monter sur des tréteaux n’était pas si terrible, et que c’était même fort intéressant, passionnant, la jeune artiste a commencé à étudier le métier de marionnettistes. Elle s’est plongée à cœur perdu dans les manuels traditionnels apprenant par cœur les scénarios les plus populaires, les histoires les plus fameuses. Très vite, elle se rend contre du travail à fournir, de la force physique que demande le maniement des marionnettes à gants. Mais ceci n’arrête guère la fougue et la volonté de Ko Chiang Szu-Mei de remonter sur les planches.

Une troupe au féminin

La jeune femme n’a pas 18 ans, qu’elle rêve de mettre tout ce qu’elle a appris à profit. « Je n’avais nullement la volonté de remettre en cause les règles et les traditions, se souvient-elle. Ma démarche était purement artistique. Je m’épanouissais tellement dans ce monde, dans ce métier que je ne me voyais pas faire autre chose. Humblement, je suis allée voir les anciens, les gardiens de nos rites pour les implorer de me laisser suivre les enseignements réservés aux hommes et ainsi de pouvoir participer à certains spectacles. Ils ont exaucé mon souhait. J’ai pu me produire ainsi avec mon père et mes frères et maintenant avec mes petits-enfants. C’est pour moi un beau cadeau que la vie m’a faite. » Pour Ko Chiang Szu-Mei, la famille est ce qu’il y a de plus important. Elle n’aurait jamais osé aller contre les traditions, si les siens ne l’avaient pas soutenue. C’est l’élément principal, fondateur de tout ce qu’elle a entrepris. D’autant que le métier de marionnettiste exige tellement d’efforts, tellement de travail, qu’il n’est envisageable qu’en symbiose totale avec les autres comédiens. Les liens du sang sont une source supplémentaire de connivence et de complicité. « Une fois, toutes ces étapes franchies, raconte-t-elle, mon père à l’idée de créer une compagnie pour monter nos propres spectacles. Nous l’avons baptisée Jin Kwei Lo Puppetry Company, car Jin Kwei Lo signifie vrai bonheur en Taïwanais, ma langue maternelle. C’est donc en famille que nous avons continué cette formidable aventure. »

Les premières représentations

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Alors que la guerre a pris fin et que l’île est sous drapeau chinois, la compagnie se produit surtout dans des milieux ruraux, agricoles. « À l’époque, se remémore-t-elle, il n’y avait ni télévision ni cinéma. Les divertissements proposés dans les villages étaient relativement simples et de petite envergure. Les spectacles de marionnettes étaient donc l’une des attractions les plus prisées. Les gens venaient nombreux nous voir. Mais comme j’étais une femme, je devais redoubler d’efforts pour les convaincre que j’étais à la bonne place. Mon travail a payé, la plupart des spectateurs aimaient ma performance. Il y avait une vraie empathie à mon égard. Les gens étaient fort généreux et donnaient souvent un peu plus qu’attendu au moment des récompenses. C’était exaltant. » Forte de cet engouement, elle a continué à développer sa compagnie. Très longtemps, elle a été la seule femme à manier les marionnettes traditionnelles. Depuis, les choses ont changé. L’occidentalisation de la société a permis une féminisation des professions artistiques. Toutefois, dans le monde des marionnettistes, elles sont moins de 5 à être maîtres marionnettistes. Ko Chiang Szu-Mei est la seule interprète tous sexes confondus à avoir travaillé de 16 à 86 ans.

La vie d’une compagnie

Malgré les tabous, sa singularité, la Jin Kwei Lo Puppetry Company a continué à croître et à proposer de plus en plus de spectacles. « Cela n’a pas été toujours facile, explique-t-elle. Il faut dire que c’est un métier qui demande beaucoup, il faut avoir un mental et un physique d’acier. Souvent, les spectacles durent plus de trois heures. Il faut être concentré du début, jusqu’à la fin. Ne pas faillir, être toujours aussi minutieux. Être une femme dans un milieu d’hommes demande encore plus de concentration, de persévérance. Un jour dans un festival, où plusieurs compagnies devaient présenter leur travail, j’étais la seule femme. Je voyais bien que dans les troupes exclusivement masculines, on attendait de me voir faiblir. Il y avait comme une cabale, la stéréo était très forte, l’ambiance était surchauffée. Je suis montée sur scène. J’ai interprété avec ma famille l’histoire très lyrique d’un enfant surdoué qui suscite les jalousies et finit par être tué pour être différent. Voyant le public conquis, électrisé, fondre en larmes, je me suis senti galvanisé. J’avais gagné leur respect. C’est l’un des plus beaux souvenirs de scène que j’ai. »

Un patrimoine à transmettre

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À 86 ans, Ko Chiang Szu-Mei continue à garder un œil sur la compagnie dont elle a laissé les rênes à ses petits-fils. Toujours, présente lors des représentations, elle commente, affine, conseille. Son regard bienveillant est, certainement ce qui donne à cette troupe une particularité, un charme fou. Si elle n’est pas féministe dans l’âme, elle a toujours souhaité qu’il existe une égalité parfaite entre homme et femme. C’est en tout cas avec ce principe simple qu’elle a, durant plus 60 ans, guidé sa famille. « Je n’ai jamais forcé mon fils à faire quoi que ce soit qui lui déplaisait, explique-t-elle. Je l’ai laissé se développer librement pour qu’il trouve seul sa voie. Il a fini par me rejoindre sur scène. Ce fut pour moi un vrai bonheur. Et ainsi, de suite, toute la famille a suivi. L’un après l’autre mes petits-enfants, mes arrières petits-enfants nous ont rejoints. Est-ce que cela s’est produit parce que je suis une femme et que j’ai toujours été ouverte aux désirs de mes enfants ? Peut-être. Je sais aussi que si un jour, l’un deux se détourne de ce métier. Je serai heureuse pour lui et je le bénirai, car je sais qu’il aura choisi un chemin qui lui convient mieux, qui l’attire plus. Je ne me suis jamais sentie exceptionnelle. Je suis juste une travailleuse, une passionnée. Je ne pense pas avoir créé un style particulier, j’ai juste été moi, une femme dans un métier d’hommes. » Sourire aux lèvres, fière du travail de sa progéniture, Ko Chiang Szu-Mei est tout simplement, heureuse de leur avoir transmis des principes simples de vie, le goût du travail bien fait, de la minutie, l’amour de la famille. D’ailleurs, elle tient à ce que toutes les grandes décisions concernant l’avenir de la troupe se prennent lors d’un grand repas où tous les proches sont conviés.

Un destin hors du commun

Dans le concept traditionnel de Taiwan, le destin est quelque chose que l’on ne peut changer, qui est établi depuis longtemps, bien avant notre naissance. « Si j’ai effectué un travail d’homme, souligne-t-elle, c’est que le dieu du théâtre chinois me donné cette chance de pouvoir le faire. Par ma sensibilité, j’ai modifié certains aspects des spectacles diminuant les scènes de guerre que je n’aime pas, pour accentuer les histoires d’amour, les tragédies romantiques. C’est ce que l’on pourrait appeler ma marque de fabrique, celle que j’ai certainement transmise aux miens, d’ailleurs. J’étais toujours double. J’étais chef de troupe et mère au foyer. Je n’ai jamais renié, bien au contraire, mon rôle de femme, de mère, de tante. Cela fait partie de mon équilibre. C’est de là que me vient, je pense, ma force, ma longévité dans ce métier éprouvant. Sans ma famille, sans son soutien permanent, je n’aurais pas eu la même vie. »

Une histoire de femmes pour Avignon

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Avec La potion de réincarnation, qui sera présentée à Avignon, c’est encore les femmes qui sont à l’honneur du spectacle de la compagnie Jin Kwei Lo Puppetry Company. En questionnant les attitudes et les émotions de trois femmes emblématiques des contes traditionnels orientaux, toujours inscrites dans un monde machiste, la troupe s’amuse à déjouer les codes, à emmener le public à avoir un regard différent sur des récits, des morales que l’on prend pour acquis. « La plupart des fables qui sont le terreau de nos traditions, explique Ko Chiang Szu-Mei, ancrent les femmes au second plan. Elles sont les tentatrices, les séductrices. Avec mes petits-fils, nous avons essayé d’inverser ce point de vue et donner un regard féminin sur ces histoires. Par ailleurs, nous avons voulu mettre la nature au cœur de notre spectacle, afin d’évoquer des thématiques actuelles. L’important est de lier tradition et société contemporaine. » Bien que la matriarche ne sera pas présente à Avignon, sa famille l’honorera en présentant leur dernière création à 11 h 10 au théâtre de la Condition des soies.

Par Olivier Fregaville-Gratian d’Amore, Envoyé spécial à Taiwan


Taiwan in Avignon 2018
Festival d’Avignon le OFF
Théâtre de la Condition des soies
13 Rue de la Croix
84000 Avignon

Ce partenariat entre le Festival d’Avignon, le ministère taïwanais de la Culture et du Centre culturel de Taïwan à Paris a pour principal but de permettre d’ouvrir une porte singulière, particulière, une culture à multiples visages, une plongée dans un monde entre tradition et mondialisation, une balade fascinante et captivante au cœur d’une civilisation en pleine mutation. Courrez à la rencontre de ces artistes vibrants et touchants, vous serez envoûtés par leur art du divertissement, du spectacle et de la dramaturgie.

La potion de réincarnation de la Compagnie Jin Kwei Lo Puppetry
Salle Molière – (Salle Ronde)
Festival d’Avignon le OFF
Théâtre de la Condition des soies
13 Rue de la Croix
84000 Avignon
Du 6 au 29 juillet 2018
tous les jours à 11h10, relâche les 11, 18 et 25 juillet 2018
durée 1h00

conception de De Fu-Chin Chiang & Shih-Hung Ko
Mise en scène de Chia-Yin Cheng
Avec Shih-Hung Ko, Shih-Hua Ko, Yu-Jane Li
Dramaturgie de Fu-Chin Chiang & Shih-Hung Ko
Musique Chien-Hsing Chiang

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