Comment est né Lisière ?
Lucie Brandsma : Tout est parti d’un article publié dans Le Monde en 2021, Dans les Cévennes, sur les traces de la femme des bois, signé Florence Aubenas. Il racontait l’histoire d’une femme ayant vécu quinze ans dans une forêt, pieds nus, sans plus aucun contact avec la société. J’ai été profondément frappée par cette trajectoire. Comme j’ai des attaches personnelles dans cette région du sud de la France, je me suis lancée dans une enquête de trois ans, en recueillant la parole de sa famille, de ses proches, des habitants de la vallée, et en passant moi-même beaucoup de temps en forêt, pour créer une forme de familiarité sensorielle avec cet écosystème.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement touchée dans ce destin ?

Lucie Brandsma : Cette femme est à la croisée de nombreuses marges psychologiques, sociales et ontologiques. Se situant à la frontière fondatrice entre nature et culture, elle a cessé de parler et a développé des capacités presque animales. Elle nous interroge : Peut-on être humain dans la forêt ? Comment repenser notre place parmi le vivant, au-delà de l’anthropocentrisme ? Ces questions sont au cœur de mon travail.
Savez-vous ce qu’elle est devenue ?
Lucie Brandsma : Elle a été arrêtée en novembre 2023 par la police et envoyée en hôpital psychiatrique. Mais elle n’y est pas restée longtemps. Aujourd’hui, elle est sortie de la forêt. Je poursuis cette enquête sous une autre forme, peut-être un roman, pour recueillir cette parole unique.
Pourquoi avoir opté pour la fiction plutôt qu’un théâtre documentaire ?
Lucie Brandsma : La fiction permet de rendre cette histoire universelle, en faisant de cette femme une figure, « l’enforestée ». Et aussi parce qu’avec le collectif Gwen, nous explorons des fictions non-dominantes. Après Orlando adapté du roman de Virginia Woolf et Des filles sages, un thriller féministe et fantasmagorique, nous continuons dans cette voie. La fiction me permet de rendre cette histoire plus universelle, plus sensible.
Comment avez-vous construit cette fiction ?

Lucie Brandsma : Au centre du spectacle, il y a Julie, une adolescente qui fugue et arrive à la lisière d’une forêt. Là vit une communauté queer, hommage aux contre-cultures rurales des années 70 et aux Radical faeries nées à la même époque en Californie. Fascinée par la figure mystérieuse de l’ «enforestée », Julie entame un parcours initiatique. C’est une fable traversée par l’éco-féminisme, un conte où se croisent le fantastique, l’onirisme et une dimension proche du thriller.
Écrire pour les adolescents, est-ce un défi particulier ?
Lucie Brandsma : Oui, c’était la première fois que je créais spécifiquement pour eux. Il fallait trouver comment capter leur attention, provoquer leur identification, sans jamais édulcorer la complexité des thèmes abordés. L’ambiance fantastique, un peu inquiétante parfois, fonctionne très bien. Nous avons aussi glissé quelques clins d’œil à leur univers – sans être jamais condescendants.
Comment le projet a-t-il été accompagné ?

Lucie Brandsma : Nous avons eu la chance d’être soutenus par le réseau francilien La Vie devant Soi, qui favorise la création à destination du jeune public : résidences, coproductions, programmations. Ce réseau est précieux pour tisser des liens et donner une belle visibilité au projet.
Quels sont vos projets pour la suite ?
Lucie Brandsma : Nous poursuivrons la tournée de Lisière en 2026-2027. J’aimerais aussi valoriser spécifiquement le texte, qui travaille à décentrer le langage du sujet humain, dans la lignée de Vinciane Despret. Par ailleurs, avec le collectif, nous préparons une nouvelle création : une exploration de la place des récits et des fictions dans nos vies, en partant de témoignages récoltés auprès de différentes populations. L’idée reste la même : interroger comment les histoires façonnent notre capacité à faire société.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian D’amore
Lisière de Lucie Grandsma – Collectif Gwen
Théâtre de l’Étoile du Nord – festival Soyons Éco-citoyen.ne.s !
16 rue Georgette Agutte
75018 Paris
du 13 au 15 mai 2025
Durée 1h25
Mise en scène de Lucie Brandsma
Collaboration artistique – Thomas Harel et Mélissa Irma
Avec Thomas Harel ; Mélissa Irma ; Maïa Le Fourn ; Théodora Marcadé ; Nabila Mekkid
Composition musicale de Nabila Mekkid
Création sonore d’Estelle Lembert puis Louise Blancardi
Scénographie de Collectif GWEN x Pierric Verger
Création lumière de Mathilda Bouttau
Création vidéo de Thomas Harel
Costumes de Paloma Donnini