Ils sont vingt-deux, d’âges et d’horizons différents. Certains ne sont jamais allés sur une scène. Pourtant, ce samedi soir, dans le studio du Centre chorégraphique national de Tours, dirigé par Thomas Lebrun, ils captent l’attention avec une présence rare et sincère. Après cinq jours de travail intensif – vingt-cinq heures à explorer leurs gestes et leurs voix – le groupe s’offre une scène, dans tous les sens du terme.
Dans la pénombre, une silhouette s’avance, résolue. Elle s’arrête face au micro, tire un papier de sa poche et commence à lire, d’une voix nette, un extrait de Tabula Rasa de Don McDonald. Derrière elle, une chaîne humaine se forme, mouvante, vivante. L’interprète rejoint la ronde, cédant sa place au suivant. Tour à tour, chacun livre son fragment : un poème, une chanson, quelques lignes aimées. De Gertrude Stein à Michel Houellebecq, de Daniel Pennac à Kae Tempest, chacun a choisi ses mots comme on choisit un costume ou une couleur : pour dire quelque chose de soi sans trop se dévoiler.
Un collectif sensible

« On leur a proposé d’apporter un texte, une chanson, une phrase, une recette, une page de roman…Nous souhaitions que ce ne soient pas leurs écrits, mais des choses qui les touchent, qui leur ressemblent », confie Brigitte Seth. Roser Montlló Guberna ajoute : « Par les mots des autres, on peut parler de soi avec une grande pudeur. »
Elle précise : « On ignore leur vie privée, et pourtant on a senti une forme de vérité affleurer. C’est très touchant. » C’est de là que vient le titre de l’atelier : Les goûts et les couleurs. « On a tous en tête la phrase : ‘Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas.’ Or justement, si, ça se discute ! », s’amuse Brigitte.
Une nouvelle formule d’atelier artistique
Ce format condensé sur une seule semaine est une nouveauté pour le CCNT. Après plus de dix ans d’ateliers annuels construits sur plusieurs week-ends, Thomas Lebrun a souhaité proposer une expérience immersive, dense, immédiate. « C’était intense, joyeux, presque jubilatoire », sourit Brigitte Seth. Cinq heures par jour, ponctuées par des échauffements, des improvisations, des temps d’échange. Le texte et le mouvement s’entremêlent sans hiérarchie. « On commence toujours par le corps. Il faut qu’il soit prêt à recevoir, à donner. Et ensuite, les mots surgissent. » Ce que confirme Roser Montlló Guberna en ajoutant, « Chaque jour débutait par un échauffement, pour préparer le corps à recevoir, à donner. Peu à peu, des danses sont nées : personnelles, puis collectives. Le texte et le mouvement se répondent, c’est le cœur de notre démarche. »
Ce soir-là, les corps s’avancent, s’absentent, reviennent. La file indienne devient une vague qui ondule, se désarticule, se reforme. Chacun son tempo, son intensité, mais toujours cette impression de cohésion fluide, de présence complice. À travers chaque geste, chaque souffle, c’est un groupe qui respire ensemble. Pas de recherche de virtuosité ici, mais une qualité d’attention, une écoute partagée. « Il y a une beauté très forte dans les gestes simples, surtout quand ils sont portés conjointement », souligne Roser Montlló Guberna. « Ce sont des gestes vrais, qui touchent. »
Un moment suspendu

Quand retentissent les vers de Loïc Demey, tiré de son roman Je, d’un accident ou d’amour, sur l’usure du couple et la disparition du désir, l’atmosphère devient plus dense, plus intérieure. La ronde ralentit, les corps s’arrondissent, se frôlent. Il y a de la fragilité dans l’air, mais aussi une forme de dignité silencieuse. « Ce qu’on cherche, ce n’est pas un spectacle ficelé, mais une forme libre, nourrie par ce qui émerge dans le moment », glisse Brigitte Seth. Et Roser Montlló Guberna de renchérir : « C’est plus un laboratoire qu’un produit fini. »
Et cela fonctionne. Durant une trentaine de minutes, le public oublie que ces vingt-deux-là ne sont pas des professionnels. Ils deviennent interprètes, passeurs, poètes. Le théâtre et la danse s’entrelacent dans une parole incarnée, collective, profondément humaine. En cela, on retrouve l’âme du travail de deux complices. Tout respire leur joie enfantine, communicative, leur goût pour une vie que l’on croque et dévore.
Ce moment partagé est une première restitution. Le 3 juin, une reprise dans des conditions pros – une répétition, une générale et la représentation en soirée partagée – , sera présentée lors du festival Tours d’Horizons, cette fois aux côtés d’un autre groupe. « La contrainte, c’est une forme de 30 à 35 minutes. Nous ne pourrons pas répéter avant. Véronique Teindas, notre assistante, travaillera avec eux la veille. Puis on reprendra ensemble, le temps d’une générale, avant de jouer », explique Brigitte Seth. « Le défi, c’est de retrouver l’esprit du groupe, la liberté intérieure, sans que tout soit figé. C’est formateur pour eux, et stimulant pour nous, explique Roser Montlló Guberna. » Et surtout, conclut-elle : « Il faut garder cette fraîcheur, ce frémissement. »
« Certains n’avaient jamais dansé, jamais pris la parole. Et pourtant, ils se sont lancés », sourit Brigitte. « Ils ont apporté des textes, des envies, mais aussi des gâteaux, des salades… Il y a un plaisir de vivre qui circule dans la salle. C’est un collectif joyeux, solidaire. C’est précieux. »
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Tours
Créations amateurs – Roser Montlló Guberna & Brigitte Seth
Festival Tours d’Horizons
CCN de Tours
47 rue du Sergent Leclerc
37000 Tours
3 juin 2025
durée 35 min environ