Carme Portaceli © Danny Willems
Carme Portaceli © Danny Willems

Carme Portaceli : “Créer un monde sur scène, c’est inventer une vérité plus grande que la réalité”

Aux Amandiers de Nanterre, la metteuse en scène barcelonaise revisite les destins parallèles et tragiques de Madame Bovary et d’Anna Karénine. Rencontre avec une artiste féministe et profondément engagée dans sa vision du théâtre.

Carme Portaceli : Quand j’étais étudiante à l’Institut du Théâtre à Barcelone, j’ai eu la chance de diriger pour la première fois des comédiens. Et là, j’ai compris que mettre en scène, c’était bien plus que raconter une histoire. C’est créer un monde entier, un univers qui n’existe pas, mais qui doit paraître réel. Travailler sur la vérité émotionnelle de chaque geste, de chaque mot… c’est vertigineux. À partir de ce moment, j’ai su que ce serait ma vie. 

Bovary d'après Gustave Flaubert, mise en scène de Carme Portaceli © Danny Willems
Bovary d’après Gustave Flaubert, mise en scène de Carme Portaceli © Danny Willems

Carme Portaceli : L’envie de poser des questions, de chercher à comprendre ou du moins interroger le monde et la société dans laquelle nous vivons. L’idée n’est évidemment pas de donner des réponses. Le théâtre est un espace de réflexion, un miroir tendu au spectateur. Et c’est surtout un endroit où l’on peut formuler nos inquiétudes les plus profondes – celles qui nous traversent en tant qu’humains. 

Carme Portaceli : Elles racontent, chacune à leur manière, ce que c’est que d’être une femme dans une société qui ne vous reconnaît pas. Je suis une femme, et comme beaucoup d’autres, j’ai expérimenté des discriminations. Ces deux héroïnes sont puissantes, complexes, tragiques. Elles ne sont pas seulement les victimes d’un système, elles sont aussi les porte-voix d’un désir de liberté, d’émancipation, d’amour absolu. Elles ne vivent pas des drames, mais une vraie tragédie humaine. 

Carme Portaceli : C’est une femme brillante, mais profondément malheureuse. Elle épouse un homme, le médecin qui guérit son père, en pensant que c’est cela l’amour et qu’elle pourra quitter la maison pour s’occuper de son père.   Elle est persuadée qu’il la sauvera de l’ennui, mais dès qu’elle se retrouve seule avec lui, elle comprend que c’est un nuage de fumée inventé par la société. L’amour ne sera pas au rendez-vous, le mariage ne la libérera pas, bien au contraire, il l’enferme jusqu’à l’aliénation.  Elle cherche à se sauver par l’amour, et elle cherche cet amour fou auprès de ces amants, parce que c’est ce qui ressemble le plus aux romans féminins dont elle s’abreuve pour ne pas sombrer. Elle est piégée dans un schéma de vie sans issue, et elle finit par se détruire. Elle se suicide, oui, mais c’est la société qui l’a tuée. 

Anna Karenine d'après Léon Tolstoï, mise en scène de Carme Portaceli © David Ruano
Anna Karénine d’après Léon Tolstoï, mise en scène de Carme Portaceli © David Ruano

Carme Portaceli : Leurs destinées sont assez similaires et en même temps très distinctes. Tolstoï a lu Flaubert. Il s’en inspire. Les derniers mots des deux héroïnes sont d’ailleurs identiques. Mais à la différence d’Emma, et c’est très russe, Anna aime vraiment. Vronski n’est pas une passade, une toquade. Elle est viscéralement attachée à lui, mais doit choisir entre son fils et lui.  C’est ce qui la déchire. “Je n’ai rien que toi, à partir de maintenant”, dit-elle à Vronski. Et la société ne lui pardonne pas. Elle l’exclut, la rejette, la pousse au désespoir. Là aussi, c’est l’impossibilité d’exister pleinement qui mène à la mort. 

Carme Portaceli : Bien sûr. On pense que tout a changé, mais non. Aujourd’hui encore, une femme qui souhaite divorcer n’a pas toujours la liberté de partir. Il y a la pression, les menaces, les jugements. Et parfois, elles sont assassinées. Le poids du regard social est toujours là. Et quand une femme est violée ou agressée, on interroge encore sa tenue, ses gestes, son attitude. On recherche toujours la victime « idéale », et c’est toujours celle qui est morte. C’est insupportable. Je voulais rendre compte de cela en adaptant deux romans du XIXe siècle.

Bovary d'après Gustave Flaubert, mise en scène de Carme Portaceli © Danny Willems
Bovary d’après Gustave Flaubert, mise en scène de Carme Portaceli © Danny Willems

Carme Portaceli : Pour Bovary, j’ai voulu gommer les amants. Ils sont absents. Ils n’ont pas de visages. Ce n’est pas eux qui comptent, c’est la relation avec Charles. Il l’aime, lui. Mais il ne comprend rien. Et c’est là la tragédie : il est là, présent, aimant – et pourtant, il est un obstacle, un mur. Pour Emma, c’est l’enfer. Toute l’histoire repose sur cette incompréhension. 

Carme Portaceli : Elle, c’est l’amour fou. Mais aussi l’abandon. Vronski aussi finira par ne plus être là. C’est l’histoire d’un combat solitaire, d’une femme qui refuse de cacher son amour, qui veut le vivre au grand jour. Elle ne comprend pas pourquoi elle doit le vivre dans la honte. 

Carme Portaceli : Je ne mets pas ces histoires dans le passé. Elles flottent dans un temps suspendu, elles sont là pour qu’on se reconnaisse en elles, peu importe l’époque. 

Anna Karenine d'après Léon Tolstoï, mise en scène de Carme Portaceli © David Ruano
Anna Karénine d’après Léon Tolstoï, mise en scène de Carme Portaceli © David Ruano

Carme Portaceli : Un peu, mais la méthode reste la même. J’ai un besoin viscéral de sentir le plateau, d’expliquer aux interprètes comment je vois les choses. Cela a surpris les acteurs flamands, qui n’ont pas l’habitude que le metteur en scène ou la metteuse en scène soit présent sur scène. C’est peu habituel dans leur culture du théâtre. Je travaille en immersion, je ressens le plateau. Il me faut ce lien physique, pour créer.

Carme Portaceli : Que ce ne sont pas des tragédies anciennes. Que ce sont nos sœurs, nos mères, nos amies. Que ce que vivent Emma et Anna, c’est encore ce que vivent tant de femmes aujourd’hui. Mais surtout… qu’il faut que leurs voix soient enfin entendues. Et de s’approprier le récit, qui n’a jamais appartenu aux femmes. Sans histoire, il n’y a pas de pouvoir.


Bovary d’après le roman de Gustave Flaubert
Théâtre Nanterre-Amandiers
29 avril au 3 mai 2025
Durée 1h30

Adaptation de Michael De Cock / KVS
Mise en scène de Carme Portaceli
Avec Maaike Neuville, Koen De Sutter et Ana Naqe

Anna Karénine d’après Léon Tolstoï
Théâtre Nanterre-Amandiers
7 au 10 mai 2025
Durée 2h45

Adaptiaton, dramaturgie et texte d’Anna Maria Ricart Codina & Carme Portaceli
Mise en scène de Carme Portaceli / TNC
Avec Jordi Collet, Andie Dushime, Borja Espinosa, Eduard Farelo, Ariadna Gil, Miriam Moukhles, Bernat Quintana & Bea Segura
Scénographie de Paco Azorín & Alessandro Arcangeli
Costumes de Carlota Ferrer
Lumière d’Ignasi Camprodon
Chorégraphie de Ferran Carvajal
Musique et espace sonore de Jordi Collet
Audiovisuel de Joan Rodon
Son de Carles Gómez

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