Le genre et toutes les interrogations qu’il suscite dans nos sociétés toujours aussi frileuses quand il s’agit de tolérance, de différence sont au cœur du 72e festival d’Avignon. Animant l’un des épisodes du feuilleton estival conçu par David Bobée, François Stemmer nous a invité à rencontrer les trois jeunes trans à l’origine de son prochain spectacle. Création prévue en octobre 2019.
Sept heures du matin. Le jour se lève à peine. Dans 45 minutes, le train pour Roubaix sera sur le départ. Rapidement s’habiller, foncer, entrer dans la bonne voiture et se laisser porter. Après un transit par Lille, la destination approche. Le temps est étrange, froid et gris. Ce n’est pas tant la ville où le centre chorégraphique des Ballets du Nord, où nous avons rendez-vous, qui sont importants, mais bien Charly, Mat et Elias, les trois jeunes adultes qu’on est venu rencontrer. Devant la gare, François Stemmer est venu nous chercher. Il nous guide à travers les rues de la cité qui connue son heure de gloire lors de la Révolution industrielle avant de péricliter le siècle suivant. Enfin, nous voilà arriver au Colysée, salle de spectacle aux faux airs de cinéma américain, qui accueille en ses murs, le Centre chorégraphique national Roubaix – Nord-Pas-de-Calais.
Une rencontre
Pour quelques jours, c’est en ce lieu que le chorégraphe-scénographe de l’adolescence, passionné de Rimbaud, a posé ses valises afin de jeter les bases de son prochain spectacle Je est un.e autre. C’est Olivier Dubois, l’ancien directeur du Ballet du Nord qui lui a proposé une résidence de travail. « Le projet de cette pièce m’est venu, raconte-t-il, après avoir fait passer en avril 2017 des auditions à Nice pour une autre de mes créations qui était spécifiquement destinée à être jouée dans les musées, Un ado, une œuvre. J’y ai rencontré Charly, qui s’est tout de suite présenté comme trans. En l’écoutant parler de sa vie, de ce qu’il était, j’ai été séduit et j’ai eu l’envie de le raconter, de parler de son histoire, de son vécu. Ne voulant pas d’un monologue ou d’un seul-en scène, j’ai commencé à chercher d’autres jeunes ayant les mêmes questionnements sur leur identité sexuelle. Rapidement, j’ai fait la connaissance d’Elias, dont je connaissais la sœur avec qui j’avais déjà travaillé. Enfin, Charly m’a présenté sa copine Mat. L’aventure pouvait commencer. »
Travail au plateau
Le temps de s’installer dans l’espace de répétition, trois silhouettes androgynes apparaissent. Habillés de noir, cheveux coupés courts, vêtements amples pour les uns, comme pour cacher ce corps qui n’est pas le leur, plus serrés pour l’autre, afin de souligner les courbes féminines qui commencent à se dessiner, ils avancent timides, se préparent. C’est l’heure, le moment de rentrer dans le vif du sujet. En plein processus créatif, François Stemmer propose aux trois jeunes adultes des petits exercices afin de voir comment ils évoluent sur une scène, comment ils s’expriment face à un public. Tout d’abord, ils s’alignent et avancent les uns derrière les autres. Le premier rythme le pas, esquisse un trajet au sol fait de courbes, d’arabesques, de lignes droites. Les regards sont baissés. Puis, lentement les têtes se relèvent pour faire face à la scène. Ils ont pris leurs marques. Ils vont pouvoir maintenant, l’un après l’autre, se réapproprier l’espace. Pieds ancrés dans le sol, la démarche est volontairement lourde. « Je souhaite raconter des parcours de vie, explique François Stemmer, mon objectif n’est pas de faire une pièce sur la transidentité. Cela ne m’intéresse pas. Je veux conter l’histoire de trois êtres humains, trois transgenres. Alors évidemment, on va retrouver dans leur récit des similarités, des émotions communes à tous, mais surtout, on va aller à la rencontre de leur personnalité, de leur particularité. On va suivre leur chemin, on va découvrir leur regard sur le monde, sur leur propre vie. » Afin de nous permettre de dépasser les apparences, d’aller en deçà de la superficialité d’une physionomie, d’un corps, d’un sexe qui n’est pas celui voulu, rêvé, pensé, le chorégraphe propose à chacun d’entre eux de présenter l’un des deux autres.
Des mots à peine prononcés, des identités affirmées
C’est Elias, 19 ans, qui se lance. Il raconte Charly, qui a le même âge. Il parle de ses goûts vestimentaires, de ses cheveux bleus, de sa passion pour le Japon, les mangas, le dessin. Les mots sont pudiques, jamais n’abordent le cœur de la personnalité du jeune homme en transition. Le sujet reste effleuré. Ces deux-là sont liés par une complicité théâtrale. Ils vont participer cet été au feuilleton du Festival d’Avignon, imaginé par Olivier Py et organisé par David Bobée, Mesdames, Messieurs et le reste du monde, qui va questionner tous les jours, « mettre à plat les contresens, les tabous et les idées reçues sur un concept désormais utile pour repenser le droit à la non-discrimination, à la non-assignation, celui du genre. » C’est après que François Stemmer lui ait envoyé un dossier de Je est un.e autre, que le directeur du CDN de Normandie-Rouen a eu l’envie de soutenir le projet et de les faire participer à cette aventure unique. « C’était un moyen pour David, raconte le scénographe, d’aborder la transidentité par le prisme de la jeunesse. La décision a été rapide. Pour des raisons de budgets, seuls Charly et Elias seront présents au jardin Ceccano. Ils répondront aux questions d’une classe de quatrième. S’il n’y a pas de tabou, pas de censure, nous avons souhaité avec David, encadrer la rencontre pour éviter tout débordement. Les textes seront préalablement réécrits par Ronan Chéneau. » Puis c’est au tour de Mat de prendre la parole pour décrire Elias. La voix est posée, ferme. Rien n’est éludé. Tout est dit cliniquement sans fioriture. Alors qu’il apprend son métier de menuisier chez les compagnons de France, le jeune homme est sous hormonothérapie. Bien que des problèmes de santé aient retardé un temps, le processus, la volonté d’accorder son corps à sa pensée est toujours aussi vitale, nécessaire. Enfin, Charly parle de sa compagne Mat, qui vient d’avoir 22 ans. Tous deux vivent ensemble à Toulouse et étudie la culture japonaise avec l’envie d’y aller, de s’y installer un jour. Il s’attarde sur la blancheur de son corps, sur les tatouages qui viennent inscrire dans sa chair les moments importants de sa vie. Cela fait un an que la transition a commencé, mais derrière les non-dits, on sent les fragilités de cette compagne, que les mots enveloppent avec tendresse et bienveillance.
La noirceur derrière de la lumière
Derrière leur calme, leur sourire esquivé, on devine une fragilité, une souffrance. Leur choix de changer de sexe est clairement assumé, mais le regard des autres, leurs phrases maladroites, que ce soit d’inconnus dans la rue ou de membres du corps médical, sont comme des brûlures. C’est chez Mat que l’on sent le vécu le plus sombre, que la sérénité apparente est un volcan au bord de l’explosion que seule la présence de Charly apaise. « Je ne m’attendais pas à cela, raconte très touché François Stemmer. Sur les cinq jours que nous avons passé à Roubaix, très vite, c’est le côté noir de ce qu’ils sont en train de vivre qui est ressorti. Je me suis rendu compte de la violence qu’ils subissent et que le processus dans lequel ils se sont engagés n’est absolument pas évident. Du coup avec le temps de création, je veux aussi montrer que ce sont aussi au-delà des souffrances, des gamins qui jouent, sourient et s’amusent. C’est pour cela que je prends mon temps sur ce projet, car je cherche à puiser en eux cette joie de vivre, qui les motive, qui leur donne la force d’aller toujours de l’avant. L’objectif est d’assembler en un même texte, un même spectacle ces deux aspects très différents de leur personnalité. » Tout ne pouvant pas être dit, le chorégraphe a décidé de faire appel à un danseur, Yohan Baran, pour exprimer tout ce qui est de l’ordre de l’intime. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est la douceur avec laquelle François Stemmer enveloppe ces trois jeunes adultes. Ferme toutefois, il les amène imperceptiblement vers les émotions, les ressentis qu’il souhaite évoqués. « J’essaie de développer avec eux des images chargées de symbole, explique-t-il. Quand, je les fais traverser le plateau dans une ambiance sonore rappelant les autoroutes surchargées de circulation, cela raconte la difficulté d’avancer dans une société qui les prend à rebours, qui les freine, qui les exclut car ils sont différents. Cela évoque aussi le suicide, notamment quand ils s’effondrent. Puis cela relate leur parcours semé d’embûches, leur capacité malgré tout à aller de l’avant, à aller jusqu’au bout de leur transition sain et sauf. »
La danse comme exutoire
Chaque étape de cette matinée préparatoire à laquelle le chorégraphe nous a conviés permet non seulement d’en savoir plus sur le projet Je est un.e autre, mais aussi est un moyen de découvrir qui sont ces trois jeunes trans, quels sont leurs goûts. C’est sur une musique de leur choix, de leur playslist, qu’il leur propose d’exécuter quelques pas de danse de leur cru. Charly, rejoint par Mat, a bien évidemment opté pour de la pop japonaise, une chanson qui parle de l’acceptation de soi, de sa différence. Les gestes sont hésitants. Le temps de se chauffer, de se libérer du poids de nos regards. Puis, les mouvements, certes saccadés, se calent sur le rythme, épousent la mélodie. Mat est plus en retenue. Le lâcher-prise est plus complexe. Elias préfère un morceau plus rock, plus hard. Très vite, il se laisse emporter par la cadence des beats et mime un combat de boxe. Il semble s’affranchir du monde pour laisser paraître son moi intérieur, un petit homme fonceur, bagarreur.
Rimbaud comme point de départ
Le temps qui nous était imparti touche à sa fin. Le train nous ramenant vers nos petites vies va bientôt partir. Pourtant, quelque chose à changer, une prise de conscience, une perception différente du monde qui nous entoure, une rencontre de l’ordre de l’extraordinaire. Mais avant de nous quitter, Charly, Mat et Elias ont accepté de se livrer encore un plus lors d’une discussion à bâtons rompus. Si Charly aime dessiner des mangas – François Stemmer d’ailleurs aimerait pouvoir en projeter tout le long du spectacle – , Mat s’épanche par les mots. Tout comme son corps qui lui sert à exprimer ses émotions, à raconter son histoire, il écrit sur son téléphone des poèmes. Sans trop se faire prier, il accepte de lire celui qu’il a composé la veille. On y perçoit une infinie souffrance. « D’ailleurs, souligne le chorégraphe, ce n’est pas un hasard, si le spectacle s’articule autour de la lettre du voyant d’Arthur Rimbaud, qui raconte comment il a dû se battre, souffrir en son âme, se faire violence pour faire avancer la poésie. Il y a un vrai parallèle entre ce trajet littéraire et ceux vécus par Charly, Elias et Mat pour modifier la perception des autres et faire évoluer la société vers plus de tolérance. »
Reportage et propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Roubaix
Mesdames, messieurs et le reste du monde
Festival d’Avignon
Jardin Ceccano
le 20 juillet 2018 à 12h
Crédit photos © Marie-Françoise Stemmer et © François Stemmer