Comment est né ce spectacle sur le fado et son histoire ?
Jonas : Avec Lander, nous travaillons ensemble depuis longtemps. En parallèle de la danse, je suis aussi chanteur de Fado. Souvent, des gens de notre entourage nous demandaient pourquoi nous ne tentions pas de lier la danse et le fado. Au début, cela nous intimidait un peu, car au Portugal, le fado est un genre sacré. Puis, nous avons découvert en plongeant dans son histoire qu’il se dansait autrefois ! Cette révélation a été une porte d’entrée fascinante dans une partie oubliée de notre patrimoine.

Lander : Nous avons compulsé nombre d’archives, peu de documents de recherche, mais plutôt des caricatures et découvert qu’avant le XXe siècle, il existait une danse du fado pratiquée par les marins, les prostituées et les classes populaires. Le fado batido, qui nous intéressait, était très vivant, en lien avec la mer et les racines portugaises. Mais cette danse a mystérieusement disparu de notre mémoire collective, et nous avons voulu comprendre pourquoi, et surtout, comment la réinterpréter aujourd’hui.
Comment avez-vous retrouvé les traces de cette danse perdue ?
Jonas : Cela a été un travail minutieux et de longue haleine. Nous avons consulté les livres qui racontent l’histoire du fado et nous nous sommes assez vite aperçus qu’il y avait très peu d’information. Il est question de danse, un temps, puis plus rien. Ce qui nous a frappé, c’est que le fado d’avant le début du XXe siècle était assez différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. C’était un chant et une danse plus bohème, plus exubérante et certainement moins institutionnelle. Les dessins, dont certains assez satiriques, montraient des musiciens et danseurs dans une communion intense, où la danse était à la fois festive et revendicative.
Comment avez-vous écrit et construit le spectacle ?
Lander : Notre approche repose sur un équilibre entre la préservation et la libération. Nous n’avions pas de formation en claquettes, mais les descriptions parlaient d’un fado rapide, sensuel, volcanique, percussif. Nous avons donc dû tout réinventer à partir de ces indices. La pandémie nous a permis d’approfondir nos recherches, de tester différents rythmes, d’expérimenter des manières de danser qui pourraient évoquer ce passé tout en restant focus concentrés sur aujourd’hui…
Bate Fado est une réinvention plus qu’une reconstitution ?

Jonas : Absolument ! Nous nous sommes inspirés des dessins et textes pour créer une version contemporaine de cette danse disparue. Nous avons voulu retrouver l’esprit percussif et l’énergie du fado d’antan, joyeux et irrévérencieux. À l’époque, cet art populaire permettait de critiquer la morale religieuse et petite-bourgeoise. Notre spectacle cherche à redonner au fado une certaine physicalité, à en faire une expérience corporelle autant que musicale.
Bate Fado une performance totale, où danseurs, musiciens et chanteurs sont en interaction constante. Pourquoi ce choix ?
Jonas : Dans les archives, nous avons trouvé des musiciens jouant de la guitare derrière leur tête, avec les dents tout en tapant avec leurs pieds ! Nous avons voulu recréer cette effervescence où tout le monde participe : chanteurs, danseurs, musiciens. Ce n’est pas un concert figé, c’est un dialogue vivant où chaque élément nourrit l’autre.
Lander : Le fado a connu plusieurs évolutions, entre autres sous la dictature de Salazar, qui l’a institutionnalisé et figé. Avant cela, il était plus spontané, participatif. Nous avons voulu retrouver cet esprit de fête, où les rôles ne sont pas strictement définis. Cette fluidité est essentielle pour redonner au fado sa vitalité originelle.
On ressent dans votre approche une parenté avec le flamenco, mais aussi une influence afro-brésilienne…
Lander: Nous avons découvert que le fado batido avait des influences ibériques, gitanes et africaines, notamment par le fandango et des danses importées d’Angola et du Brésil. Nous nous sentons très liés à cette histoire, et nous avons voulu faire de Bate Fado une célébration de ces influences croisées.
À la fin du spectacle, vous chantez Édith Piaf. Pourquoi ce choix ?

Jonas : Amália Rodrigues et Piaf partageaient un même tragique, une même intensité dramatique. Piaf était très aimée au Portugal. Pour le public français, c’est aussi une manière d’offrir un repère, après deux heures de spectacle en portugais. C’est une manière de faire résonner le fado avec d’autres traditions musicales populaires et d’établir un pont émotionnel entre les cultures.
Vous respectez la tradition tout en y apportant une touche irrévérencieuse. Comment trouvez-vous cet équilibre ?
Lander : En explorant le passé, nous avons trouvé une liberté qui nous a permis de réinventer le fado. Nous avons découvert des personnages fantasques, des performances audacieuses qui allaient à l’encontre des normes sociales. Cette imagination et cette exubérance ont nourri notre création. Le fado n’a jamais été qu’un chant de lamentation, c’était aussi un exutoire, un lieu de résistance, une forme d’irrévérence sociale.
Le fado d’avant le XXe siècle et d’avant la dictature de Salazar était-il déjà irrévérencieux ?
Jonas : Il existait des fados révolutionnaires, moqueurs, engagés. Avant la dictature, le fado était plus bohème, underground. Les musiciens et danseurs étaient souvent perçus comme des marginaux.
Lander : Nous avons retrouvé des caricatures où l’on voit le roi taper le fado, comme un symbole de dérision sociale. Avant d’être sacralisé, le fado était un art populaire, vibrant, contestataire. Il était un espace d’expression libre et souvent subversif.
Peut-on dire que le fado a toujours une dimension politique ?

Lander : La danse a généralement été réprimée, notamment celles venues d’Afrique ou des populations marginalisées. Même le fado chanté a été persécuté avant d’être récupéré par le pouvoir. Mais il a toujours existé un fado plus rebelle, en résistance.
Bate Fado est donc une manière de redonner une voix et un corps à cette mémoire ?
Jonas : Exactement. Nous voulons offrir un nouveau regard sur le fado, en montrant qu’il a été multiple, vivant, joyeux. Nous ne sommes pas tristes tout le temps au Portugal ! Et à travers cette redécouverte, nous questionnons aussi ce que signifie aujourd’hui préserver une tradition : doit-elle être figée ou peut-elle évoluer et s’enrichir ? Nous avons choisi la seconde option.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Bate Fado de Jonas&Lander
spectacle vu le 19 février 2025 au Théâtre du Forum Meyrin dans le cadre du Festival Antigel
Durée 1h45
Tournée
19 au 22 mars 2025 au Théâtre du Rond-Point, Paris
Recherche de Jonas et Lander Patrick
Composition Musicale – Jonas&Lander
Direction Musicale – Tiago Valentim
Avec Catarina Campos, Jonas, Lander Patrick, Lewis Seivwright et Melissa Sousa / Leidymar Barbosa (en alternance)
Voix – Jonas
Instruments : Basse – Yami Aloelela, Guitare – Tiago Valentim, Guitare Portugaise – Bernardo Romão et Hélder Machado
Scénographie de Rita Torrão
Costumes de Fábio Rocha de Carvalho et Jonas
Chaussures de Gradaschi
Assistance Scénographie et Costumes – Fábio Rocha de Carvalho
Conception Lumières – Rui Daniel
Direction Technique et Opération Lumières – Bruno Santos / Jean-Pierre Legout (en alternance)
Opération Sonore – Filipe Peres / João Pedreira (en alternance)