Comment votre collaboration a-t-elle commencé ?
Ido Shaked : Hannan et moi nous connaissons depuis le lycée. Nous avons suivi une formation théâtrale commune à côté de Tel-Aviv, dans un établissement par lequel sont passés de nombreux artistes de la scène contemporaine israélienne. Dès cette époque, nous montions des spectacles ensemble. Puis nos chemins se sont séparés : Hannan est parti étudier à Berlin et en Autriche, moi à Paris. Malgré la distance, notre envie de collaborer ne nous a jamais quittés.
Hannan Ishay : Travailler ensemble en tant que metteurs en scène posait une vraie problématique : il est rare d’avoir deux metteurs en scène pour un seul spectacle. L’idée est venue lorsque j’ai été invité à créer un spectacle pour un festival en Autriche. Nous avons imaginé une pièce où nous serions à la fois sur scène et en coulisses, racontant notre propre parcours de metteurs en scène israéliens en Europe.
Votre spectacle est donc une mise en abyme de votre propre expérience ?

Ido Shaked : Plus exactement, nous interrogeons ce que signifie être un artiste israélien aujourd’hui, à la fois en Israël et en Europe. Mais plus encore, nous questionnons ce que signifie être Israélien, tout court. Comment cette identité est-elle perçue et vécue à l’étranger ? Nous jouons avec ces interrogations, car elles sont au cœur de nos expériences personnelles et professionnelles.
Hannan Ishay : Le spectacle est devenu un miroir de l’actualité. Nous avons terminé l’écriture en août 2023, mais après le 7 octobre, nous avons ressenti le besoin de revisiter notre travail. Nous nous sommes demandé si ce que nous avions écrit restait pertinent ou s’il fallait tout réécrire. Finalement, nous avons intégré ces doutes dans le spectacle lui-même. Nos conversations sur la nécessité ou non de jouer sont devenues partie intégrante de la pièce. Cela reflète une question essentielle : comment porter cette identité dans le contexte actuel ?
Le spectacle évolue donc en fonction de l’actualité ?
Ido Shaked : Il prend la forme d’un journal théâtral. Nous ajustons le texte au gré des événements. Par exemple, lorsque nous avons joué à Berlin, nous avons intégré la montée de l’AfD dans notre propos. À Paris, d’autres sujets émergeront naturellement. Ce n’est pas seulement une adaptation, mais une volonté de dialoguer avec le public sur ce qui nous entoure.
Comment crée-t-on aujourd’hui en Israël ?
Hannan Ishay : Créer en Israël est devenu un acte presque militant. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir des financements, mais de trouver un espace où le public puisse réellement entendre ce que nous avons à dire. La censure peut être directe, par des suppressions de subventions, ou plus insidieuse, par l’autocensure que s’imposent certains artistes face à une société de plus en plus polarisée. Et au-delà de la question artistique, il y a la question identitaire : peut-on encore se revendiquer Israélien sans subir une pression politique ou sociale ?
Ido Shaked : Le théâtre public israélien est structuré autour d’ensembles fixes, où les choix artistiques sont limités par les moyens financiers et politiques. Il y a très peu de place pour des œuvres critiques ou innovantes. L’art devient un terrain de bataille idéologique, et cela complique énormément la création indépendante. Par ailleurs, être Israélien en Europe pose aussi son lot de questions : que projette-t-on sur nous ? Qu’attend-on de nous en tant qu’artistes ? Cette double position nourrit tout le spectacle.
Prévoyez-vous de jouer Mode d’emploi pour metteur en scène israélien en Europe en Israël ?

Hannan Ishay : Honnêtement, ce n’est pas prévu pour différentes raisons. Nous avons réfléchi à une version alternative, peut-être Mode d’emploi pour metteur en scène européen en Israël, pour inverser la perspective. Mais le spectacle actuel est ancré dans la réalité du théâtre en Europe et dans notre regard sur cette situation. Jouer en Israël pourrait provoquer des réactions très vives, voire des interdictions ou des coupes budgétaires pour les lieux qui nous accueilleraient. Le climat aujourd’hui est extrêmement tendu sur certaines questions identitaires. C’est dommageable pour la création.
Vous abordez ces thèmes avec une forte dose d’humour. Était-ce une nécessité pour vous ?
Ido Shaked : L’humour est notre arme pour ouvrir le débat. Nous nous inscrivons dans une tradition d’autodérision, qui permet d’aborder les sujets les plus graves sans écraser le spectateur sous le poids du drame. Nous jouons sur la double posture de l’artiste israélien en Europe : entre attentes et stéréotypes, entre fascination et malaise.
Hannan Ishay : Nous avons été frappés par la réception du spectacle en Autriche : le public nous a comparés aux duos comiques juifs viennois du début du XXe siècle, cette tradition du « double act » où l’un rebondit sur l’autre dans une sorte de dialogue perpétuel. C’est exactement ce que nous recherchons : faire rire pour mieux questionner. L’idée est de provoquer une réflexion, d’explorer les tabous et la peur de certains mots et notions à travers le rire, l’humour noir. C’est parfois cruel et même malaisant, mais c’est urgent et nécessaire pour nous. Le spectacle veut adresser directement ces sujets sans ornements… On se met dans une position très vulnérable pour permettre cette ouverture, la création d’un espace où l’on peut parler et réfléchir à la situation actuelle, au Proche-Orient mais aussi en Europe. De notre responsabilité à chacun vis-à-vis de ce qui se fait en notre nom.
Est-il plus facile de passer par le rire pour se faire entendre ?
Hannan Ishay : Exactement ! Le théâtre a toujours eu cette fonction : permettre de poser des questions essentielles en désamorçant la tension par le rire.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Mode d’emploi pour metteur en scène israélien en Europe de Hannan Ishay et Ido Shaked
Théâtre Paris-Villette
211 Avenue Jean Jaurès
75019 Paris
Du 20 au 26 mars 2025
Durée 1h
Mise en scène et jeu – Hannan Ishay, Ido Shaked – Théâtre Majâz
Dramaturgie d’Idan Rabinovici
surtitrage de Michael Charny