Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter L’Amante anglaise ?
Émilie Charriot : Il y a quelque chose d’extrêmement fortuit dans ce projet. J’avais depuis longtemps en tête l’envie de me frotter à l’œuvre de Marguerite Duras sans savoir vraiment par où commencer. C’est en ùe baladant àla Libraire théâtrale, que je suis tombé sur cette pièce. Dès les premières pages feuillettées, j’ai été immédiatement happée. Il y a dans L’Amante anglaise une dimension vertigineuse qui m’a fascinée. On est dans une enquête, mais sans résolution, face à un crime dont on ne saura jamais vraiment les motivations. Ce n’est pas une pièce policière classique où tout est expliqué, c’est une plongée dans l’opacité de l’âme humaine.

Ce qui m’a aussi attirée, c’est la façon dont Duras s’empare du fait divers et le transforme en un objet littéraire et théâtral hors norme. Le texte ne donne pas de prise facile à la mise en scène, il n’offre pas de rebondissements, pas d’indications scéniques. Il faut donc tout inventer, proposer une forme qui permette à cette parole si particulière d’exister pleinement sur scène. Ce défi m’a immédiatement stimulée.
Qu’est-ce qui vous a plu dans l’écriture de Marguerite Duras ?
Émilie Charriot : Duras est une autrice qui travaille dans la tension entre l’absence et la présence, entre le dit et le non-dit. Son écriture semble à la fois simple et extrêmement élaborée. Elle fait de la langue un espace de révélation et de dissimulation.
Dans L’Amante anglaise, elle joue avec le mystère, avec ce qu’on ne saura jamais. Chaque phrase semble porter un poids énorme, chaque silence est habité. Elle ne se contente pas de raconter une histoire, elle nous oblige à entrer dans la tête des personnages, à nous heurter à leur incompréhensibilité, à ressentir leur solitude et leur enfermement. C’est à la fois envoûtant et assez magnétique. On a du mal à se détacher des pages.
Et ce qui me plait énormément, c’est le style qui est proche d’un théâtre assez radical. La parole y est brute, sans aucune fioriture, ni presque d’émotion. Chez Duras, la langue est à la fois musique et tension. Elle pousse le spectateur à une écoute active, presque inconfortable. C’est cette intensité dramatique, paradoxalement créée par l’absence d’action, qui m’a passionnée et qui m’a obligée à monter la pièce presque comme une nécessité. Par ailleurs, et c’est essentiel pour moi, j’ai tout de suite eu des visions de comédiens. Ils étaient déjà esquissés dans mon esprit..
Quels sont ces comédiens ?

Émilie Charriot : C’était une évidence et je suis heureuse que les trois aient accepté le projet. Au-delà même de mon intuition dès la lecture, il fallait des acteurs capables d’habiter cette langue exigeante, de porter ce texte où tout repose sur la parole, le rythme, l’écoute. J’ai su que l’interrogateur ne pouvait être que Nicolas Bouchaud. Assez vite, Laurent Poitrenaux, s’est imposé dans le rôle de Pierre Lannes, le mari. Puis Dominique Reymond dans celui essentiel de Claire Lannes. C’est une comédienne camaléon extraordinaire, qui a l’aptitude de pouvoir passer d’un âge à l’autre, de l’enfant à l’adulte. Elle peut passer en une fraction de seconde de la banalité à la tragédie, faire entendre le quotidien autant que l’extraordinaire. Elle a cette profondeur qui fait d’elle une Claire bouleversante.
Il a été facile pour moi de les imaginer dans ces rôles parce que je les avais déjà vu jouer et que je connaissais leur capacité à s’effacer derrière le texte tout en lui donnant une intensité rare. Leur présence scénique est captivante, ils peuvent tenir un plateau avec un simple regard, une simple intonation.
Comment monte-t-on cette pièce qui n’a pas de ressort dramatique ?
Émilie Charriot : C’était le plus grand défi de cette mise en scène. L’Amante anglaise est une pièce où, dès le début, on connaît le crime et la coupable. Il n’y a donc pas de suspense au sens traditionnel du terme. Toute la tension vient de la parole elle-même, des silences, des non-dits.
Comme à mon habitude, j’ai voulu une mise en scène très épurée – ce qui d’ailleurs fait partie des didascalies de la pièce – , pour laisser toute la place aux mots. Pas de décors envahissants, juste un espace presque nu, un cadre qui accentue la sensation de huis clos et de claustrophobie.
Pour maintenir l’attention du spectateur, nous avons travaillé sur le rythme, sur la tension interne du dialogue. Il ne fallait jamais tomber dans une simple récitation, mais donner l’impression d’un combat permanent entre les personnages, une lutte entre la parole et le silence.
Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ?

Émilie Charriot : Le travail avec les acteurs s’est fait beaucoup à la table car le texte demande une précision extrême. Avec Duras, il est impossible de jouer sur un registre trop naturaliste ou trop déclamatoire, car son écriture résiste à toute forme de psychologie traditionnelle ou de jeu surligné. Chaque phrase est une énigme en soi, chaque réplique est une tentative de percer un mystère sans jamais y parvenir.
Nous avons donc travaillé sur la diction, sur le rythme du texte. Il fallait que les mots circulent avec une fluidité apparente, tout en conservant leur charge émotionnelle. Nous avons aussi exploré la gestuelle minimale : comment un simple mouvement de tête, un regard, un silence pouvaient devenir aussi expressifs que les mots eux-mêmes.
La pièce est l’énième version de cette œuvre …
Émilie Charriot : Duras a longtemps cherché la forme idéale pour raconter cette histoire. Elle est passée par le roman, par des formes plus journalistiques, mais elle a finalement compris que seul le théâtre pouvait donner toute sa puissance à cette parole.
Il permet une immédiateté, une confrontation directe entre les personnages et le public. Il n’y a plus de narrateur, plus de filtre, juste des êtres face à nous qui parlent et qui cherchent à comprendre. Cette tension entre présence et absence, entre parole et silence, est au cœur du théâtre, et c’est exactement ce que recherche Duras dans ce texte autour d’un fait divers sordide qui a défrayé la chronique dans les années 1950.
Résolument féministe, votre mise en scène met Claire Lannes en position de victime qui n’a d’autre choix que de tuer pour échapper à son mari. Pourquoi ?

Émilie Charriot : Claire Lannes est un personnage profondément durassien. C’est une femme qui vit dans un silence oppressant, enfermée dans une vie conjugale où elle n’a pas sa place. Son crime n’est pas celui d’une meurtrière classique, il a quelque chose de symbolique, presque mythologique. Elle n’est ni folle, ni froide, juste dans une prison dorée qui chaque jour l’étouffe un peu plus.
En assassinant sa cousine sourde et muette, elle tue peut-être une part d’elle-même, celle qui a été réduite au silence toute sa vie. C’est une forme de révolte désespérée contre un monde qui ne l’a jamais écoutée.
Duras prend clairement parti contre Pierre Lannes, son mari. Il est là, il parle, mais sa parole est creuse, oppressive. Il incarne cette autorité invisible qui pèse sur Claire, cette prison domestique dont elle ne peut s’échapper que par un acte irréversible.
Ce qui explique dans votre mise en scène l’omniprésence du mari ?
Émilie Charriot : Pierre Lannes est un personnage écrasant, un fantôme qui hante la pièce. Il est là, tapi dans l’ombre, et même quand il ne parle pas, sa présence pèse sur Claire.
Duras construit une tension entre ces deux êtres qui ne se parlent plus, qui vivent dans un même espace mais sans jamais se rencontrer réellement. J’ai voulu accentuer cette sensation en le plaçant sur scène comme une ombre permanente, une menace latente qui ne disparaît jamais.
Il représente tout ce que Claire a voulu fuir : un monde de silence et d’incompréhension. En le laissant omniprésent, j’ai cherché à faire ressentir cette oppression sourde, cette impossibilité de s’échapper, tout en multipliant les points de vue. Malgré lui, il est un monstre, l’incarnation d’un sexisme ordinaire.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’amante anglaise de Marguerite Duras
pièce créée le 27 novembre 2024 au Théâtre de Vidy-Lausanne
Durée 1h40 environ
Tournée
21 mars au 13 avril 2025 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier, Paris
Dates passées
7 et 8 janvier 2025 à La Coursive, scène nationale de La Rochelle
21 au 25 janvier 2025 à Bonlieu, Scène nationale, Annecy
30 janvier au 02 février 2025 au Théâtre Saint-Gervais, Genève
Mise en scène d’Émilie Charriot
Avec Nicolas Bouchaud, Laurent Poitrenaux et Dominique Reymond
Dramaturgie d’Olivia Barron
Lumière et scénographie d’ Yves Godin
Costumes de Caroline Spieth