Vos débuts
Votre premier souvenir d’art vivant ?
Comme beaucoup de petites filles, j’ai commencé par la danse classique. J’étais fascinée par l’univers du ballet et j’ai aussi pas mal fantasmé dessus ! Enfant, ma mère m’a emmenée voir Roméo et Juliette à l’Opéra Bastille. Je me souviens d’avoir été subjuguée par la scène du duo, les frissons provoqués par la musique, et le corps de la danseuse, devenu comme un signe abstrait dansant dans l’espace.

Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir cette voie ?
J’ai commencé la danse très jeune, dans un parcours en horaires aménagés qui m’a engagée dans une voie artistique et responsabilisée face à des choix qui n’étaient pas toujours conscients. Les opportunités se sont enchaînées, mêlées aux doutes et à la pression des études artistiques supérieures. Avec le recul, je réalise qu’il y a eu de nombreux allers-retours dans mes choix. J’aimais danser, être en scène, mais j’étais aussi consciente du revers de la vocation : une promesse en même temps qu’un sacerdoce.
La concurrence — exacerbée pour les danseuses —, l’usage du corps et les blessures, le manque de reconnaissance de cette discipline, les carrières éclair… Il faut vraiment aimer la danse pour continuer ! Après quelques pas de côté pour poursuivre des études, je suis revenue dans ce secteur avec une conviction plus forte : c’était là que je voulais être.
Pourquoi ce métier ?
Petite, je voulais danser comme ma grande sœur, et comme ma mère aussi. Mon père, lui, pratique le karaté. Le geste est peut-être une histoire familiale ! Même si mes parents ne sont pas artistes. La danse a toujours été là. J’aimais son mode de communication, sa discipline aussi, mais je suis très curieuse et les mots ont toujours occupé une place importante. J’ai fait un choix peu encouragé à l’époque : poursuivre des études par correspondance, en Lettres d’abord, puis en Sciences humaines.
C’est dans ces croisements d’apprentissages et d’expériences que j’ai commencé à évoluer en tant que danseuse puis chorégraphe. Et c’est notamment en rencontrant des artistes d’autres champs disciplinaires (notamment Grégoire Schaller, plasticien, avec qui j’ai fondé ma compagnie Lava) que j’ai commencé à créer des pièces.
Racontez-nous le tout premier spectacle auquel vous avez participé. Une anecdote marquante ?
L’un de mes premiers spectacles en tant que danseuse professionnelle, Hamlet, (un songe), mis en scène par Georges Lavaudant au Théâtre de l’Odéon en 2006. J’avais 19 ans et j’avais été choisie pour incarner l’une des Ophélies. Je découvrais le théâtre, sa scène mythique, ses loges, et une série d’un mois — chose extrêmement inhabituelle pour la danse. Chaque soir, je jouais la mort d’Ophélie, disparaissant sur un brancard, par une trappe. Je découvrais un rapport nouveau au personnage, au texte, à son affect, sa transformation, sa folie. J’observais le rythme de la mise en scène, la direction des lumières et la nécessité de revisiter chaque soir une partition, de la faire revivre sans jamais se répéter.
Passions et inspirations

Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Difficile de ne pas citer Merce Cunningham ! Il jalonne mon parcours de danseuse. Découvert au Théâtre de la Ville lorsque j’étais lycéenne, j’ai dansé son répertoire pendant plusieurs saisons au sein du CNDC d’Angers (direction de Robert Swinston). Sa danse, sa pensée et les artistes rencontrés au sein de cette grande famille—dont je me sens comme une « cousine éloignée »—ont profondément changé ma manière de danser. Impossible de n’en citer qu’un, bien sûr, il y a Pina Bausch, découverte en parallèle de Merce. Plus tard, j’ai découvert Jérôme Bel, Raimund Hoghe à la ménagerie de verre. Ces dernières années, je suis particulièrement admirative du travail de François Chaignaud, Marlène Monteiro Freitas, Vimala Pons, Jan Martens, Mette Ingvartsen ou Xavier Leroy.
Quelles sont les belles rencontres qui ont marquées votre parcours ?
De façon générale, j’apprécie particulièrement les rencontres avec des danseurs et chorégraphes plus âgés que moi. La danse est un milieu où les artistes s’évaporent passés un certain âge. Les générations se croisent assez peu. Les rencontres avec Robert Swinston, Dimitris Kraniotis, Christine Kono, Daniel Larrieu et surtout Yvonne Rainer, que j’ai rencontrée lors d’une année d’étude aux États-Unis ont été passionnantes. Ces dernières années, j’ai aussi eu l’opportunité de faire des rencontres qui m’ont poussée hors des frontières strictes de la danse : des chanteur.euses, musicien.nes, plasticien.es, metteur.euses en scène.
J’aime observer les correspondances qui se tissent entre nos domaines : à quel endroit du travail cela se joue, comment un musicien parle du son, comment un danseur parle du mouvement… J’ai aussi vécu des rencontres très émouvantes sur le plan humain, lors de projets avec des publics de tous âges et conditions sociales. Aujourd’hui, le contexte est particulièrement rude pour le milieu de la culture et la tendance pourrait aller au repli sur soi, chacun tentant de préserver son pré carré.
Il est crucial de préserver des espaces de rencontres entre générations, de décloisonner les disciplines, de créer des passerelles. De nombreux artistes s’y emploient. Ce que nous défendons ne se résume pas à la simple production de spectacles, mais bien à la possibilité même de la rencontre – entre artistes, entre disciplines, entre le public et la création.

Où puisez-vous votre énergie créative ?
Je dirais que lorsque je ne danse pas, je ne me sens pas bien! Et en même temps ma pratique m’oblige à des sacrifices, c’est assez paradoxal. Pendant le confinement, j’ai pris conscience à quel point la danse façonnait mon rapport au monde, ma manière de percevoir et de ressentir, mais aussi mon identité. Nous avons la chance de faire un métier où l’expression est au cœur de notre pratique. Aujourd’hui, mon équilibre se construit entre plusieurs facettes de ce métier. La pratique personnelle et la nécessité de mettre mon corps en mouvement, d’accumuler des savoirs et des explorations qui m’enrichissent. La création qui me passionne par sa stimulation et son lot d’énigmes à résoudre. Enfin, la transmission qui renouvelle mon rapport à la danse et lui donne d’autres résonances.
En quoi ce que vous faites est essentiel à votre équilibre ?
J’aime beaucoup observer et écouter, je fais beaucoup de « récoltes » de mots, de gestes, de mouvements dans la vie qui m’entoure. J’enregistre beaucoup de sons. J’aime écouter les récits des gens, leurs histoires. Ensuite comme plein d’autres artistes, j’ai une grande pratique de spectatrice de spectacle, d’expositions, de lectures, de podcasts. Et bien sûr… la nature, source inépuisable d’émerveillement de découverte, de sensorialités…
L’art et le corps
Que représente la scène pour vous ?
Complexe ! Entre traque, contrainte et catharsis. C’est un plaisir mêlé à l’épreuve, j’aime la capacité transformatrice du plateau. Aujourd’hui, j’essaie de redonner du sens à cette épreuve, la scène est parfois un ring, un terrain de jeu, un endroit calme ou limite, un lieu de confrontation et de partage. C’est un autre état d’être au monde, pour reprendre Merce Cunningham, « that fleeting moment when you feel alive ». Cette éphéméralité génère aussi de la frustration, le fait d’abandonner une représentation et de se remettre à l’ouvrage le lendemain, avec un corps qui change en permanence, c’est assez fou! Parfois j’envie les plasticiens et la matérialité de l’œuvre qui reste. En contraste avec la scène, j’aime également beaucoup les moments de répétitions. Loin des artifices techniques, en studio c’est un spectacle à l’intérieur du spectacle, pour parfois un seul regard.
Où ressentez-vous, physiquement, votre désir de créer et de jouer ?
La danse est une discipline hautement sensorielle. Elle place le corps au centre du travail, pour lui-même ou en relation à autre chose. Ce qui m’attire dans cet art, c’est cette expérience d’un autre « être au monde », une sensorialité exacerbée un corps pensant et agissant avec ses sens. Je ne pourrais pas segmenter une partie précise de mon corps en particulier, c’est plus cette globalité du corps en relation avec l’espace, les autres, la musique, les odeurs, les objets, qui m’intéresse. Le corps devient une interface entre le monde extérieur et ma propre perception de celui-ci.
Rêves et projets
Avec quels artistes aimeriez-vous travailler ?
Depuis plusieurs années, j’ai la chance de travailler avec des artistes que j’admire beaucoup, venant du chant, du théâtre des arts plastiques – comme François Chaignaud, Théo Mercier ou Lorraine de Sagazan. Je trouve beaucoup de respiration dans ces collaborations. Je suis particulièrement attirée par des projets qui mêlent une forte composante plastique ou musicale. J’aimerais approfondir cette exploration, notamment en me rapprochant du chant et des disciplines vocales. J’aimerais beaucoup travailler sur la chorégraphie d’une grande forme totale, comme un opéra par exemple.
Si tout était possible, à quoi rêveriez-vous de participer ?
Une mission archéologique mêlant danse, musique et recherche dans une grotte préhistorique.
Si votre parcours était une œuvre d’art, laquelle serait-elle ?
Quelque part entre 4.33 de John Cage, Douleur exquise de Sophie Calle et The Dinner Party de Judy Chicago.
Propos Recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Festival Immersion Danse
Du 5 mars au 11 avril 2025
Kata d’Anna Chirescu
Théâtre de l’Étoile du Nord
16 Rue Georgette Agutte
75018 Paris
du 19 au 20 mars 2025
Chorégraphie et interprétation – Anna Chirescu
Collaboration artistique et dramaturgique- François Maurisse
Création musicale de Grégory Joubert
Regard chorégraphique-: Elodie Escarmelle
Costume de Darius Dolatyari-Dolatdoust
Création lumière de Fanny Lacour
Conseil chants – Violaine Lochu
Regards extérieurs – Grégoire Schaller, Toméo Vergès