Une étrange silhouette féminine entre en scène. Sa démarche mécanique et exagérée accentue chaque torsion musculaire. Elle traverse l’espace scénique à grandes enjambées, rythmées comme par un métronome invisible. Imperturbable, elle avance, déterminée, sans se soucier de la présence des autres créatures qui la rejoignent. L’une après l’autre, ces nouvelles présences entrent dans la danse. Piquant le sol en demi-pointe, elles évoquent de grands échassiers. L’image est saisissante de beauté.
Étrange beauté

Sharon Eyal et son complice Gai Behar inventent à chaque création (Into The Hairy, Love Chapter 3, Love Chapter 2, Saaba, etc.) des univers singuliers, à la fois étranges, fascinants et hypnotiques. Autodance, créé en 2018 pour le Göteborg Operan Danskompani, s’inscrit pleinement dans cette veine. À partir d’éléments fondamentaux et de motifs qui structurent sa grammaire chorégraphique, le duo esquisse, par de simples et infimes variations, une toute nouvelle atmosphère sans jamais perdre son identité. S’adaptant aux compagnies avec lesquelles il collabore, les deux artistes impriment leur style unique et magnétique. Chaque pièce semble faire écho aux précédentes sans jamais se répéter. Du grand art !
Dans un clair-obscur sculpté par Alon Cohen, les danseurs prennent possession de l’espace dans une sorte de procession où chaque corps oscille en permanence sur demi-pointes. Porté par la musique envoûtante d’Ori Lichtik, le mouvement est continu, fluide, presque mécanique. Les quatorze interprètes courbent parfois l’échine, mais très vite retrouvent leur posture hiératique. Les bras s’entrelacent, transformant les interprètes en créatures hybrides, à mi-chemin entre l’humain et l’insecte. Sharon Eyal excelle dans cet art du trouble, jouant sur l’ambiguïté des formes et des postures. Inquiétante parfois, son esthétique touche à l’âme. Éblouissant !
Peindre avec les corps

Après une courte pause, le changement de ton est radical. Avec Vers un pays sage, créé en 1995, Jean-Christophe Maillot rend hommage à la fois à son père, le peintre Jean Maillot, et aux comédies musicales américaines. Sur la musique entraînante de John Adams, la danse s’emballe dans une effusion d’énergie communicative. Tourbillon incessant de sauts, de portés et de traversées plus ou moins rapides, la pièce met en valeur la haute technicité des Ballets de Monte-Carlo, dont le bagage classique est indéniable.
Multipliant les formations et les enchaînements dans un tempo effréné, les douze interprètes traversent, à grandes foulées, l’espace scénique immaculé. Les pas de deux sont vibrants, les ensembles impeccables… peut-être même trop. Malgré les remarquables qualités des danseurs, la pièce, certes de très bonne facture, garde un côté papier glacé qui ne dépasse pas le brillant exercice de style.
L’enchaînement de ces deux pièces peut surprendre, l’ordre dérouter. Toutefois, il a le mérite de mettre en exergue l’extraordinaire capacité des Ballets de Monte-Carlo à s’adapter et à embrasser des styles diamétralement opposés avec une aisance confondante. L’inquiétante étrangeté de Sharon Eyal laisse place à la fougue virtuose de Maillot, et pourtant, un fil rouge demeure : la maîtrise absolue du geste, cette technique impeccable qui confère à chaque interprète une versatilité hors pair. Ce programme est la preuve éclatante que la compagnie monégasque n’a pas son pareil pour se renouveler et surprendre, tout en restant ancrée dans une excellence chorégraphique intemporelle.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les Ballets de Monte Carlo
Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt
Place du Châtelet
75001 Paris
28 février au 5 mars 2025
durée 1h30 environ avec entracte
Autodance de Sharon Eyal et Gai Behar
pièce pour 14 danseurs adapté d’après une chorégraphie créée en 2028 pour le GöteborgsOperan
Durée 39 min
Co-création de Gai Behar
Composition musicale d’Ori Lichtik
Lumières d’Alon Cohen
Costumes de Rebecca Hytting
Vers un paysage sage de Jean-Christophe Maillot
Pièce du répertoire pour 12 danseurs créé en 1995
Durée 27 min
Musique de John Adams
Scénographie de Jean-Christophe Maillot et Dominique Drillot
Image d’après le tableau original de Jean Maillot
Costumes de Jean-Christophe Maillot et Jean-Michel Lainé
Lumières de Dominique Drillot