Dans la pénombre, une sphère-monde noire, géante, apparaît. Une lumière zénithale et crépusculaire l’éclaire imperceptiblement. Boulet de canon ou astre de la mort, elle hante la scène du début à la fin. Mouvante, mais jamais changeante, elle incarne tour à tour une carriole, un bordel, une auberge, un champ de bataille, la vie qui vacille, la faucheuse prête à avaler en son ventre toutes les proies passant à sa portée.

Écrite à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, alors que Bertolt Brecht vivait en exil en Scandinavie et que les prémices d’un inévitable conflit planétaire se faisaient sentir, Mère Courage et ses enfants évoque en écho d’autres batailles plus anciennes : celles qui ont ravagé l’Europe au XVIIᵉ siècle et que l’histoire a nommées la Guerre de Trente Ans. Causes différentes, mêmes conséquences : la folie des hommes, le besoin de gloire, de pouvoir et de domination les entraînent inéluctablement à se battre, tuant et détruisant tout sur leur passage.
Une scénographie à couper le souffle
Sur la scène, un immense bassin d’eau sert d’unique décor. Il est autant un miroir du monde qu’une manière de mettre en abyme notre époque. L’effet esthétisant n’en est que plus puissant et plus sidérant. Lisaboa Houbrechts maîtrise parfaitement le poids des images, leur impact sur l’imaginaire et l’inconscient. Elle en joue magistralement. Ici, pas de sang, pas de fumée, pas de corps estropiés ou décharnés, mais des hommes et des femmes, des quidams errant à l’orée des conflits avec pour unique obsession de se nourrir de la guerre.
C’est toute la force de la pièce de Brecht : parler de l’aberration de la guerre et de sa barbarie par le prisme de ceux qui les subissent et non de ceux qui les déclarent. Forte, aimante, marchande peu scrupuleuse, Mère Courage est de ce bois-là. Lucide, elle connaît la tragédie et sait que les coups du sort sont inéluctables. Elle a tout fait pour protéger ses tout-petits : le va-t-en-guerre, le trop gentil et sa fille muette. Mais rien n’arrêtera la machine infernale, ni les cris, ni les prophéties, ni les injures, ni le bon sens. La mort est de tous les rendez-vous. La beauté presque trop parfaite de la mise en scène n’en renforce que davantage la portée.
Magnifier l’horreur pour mieux en dénoncer les effets
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En s’emparant de cette œuvre âpre, pamphlet virulent dénonçant l’absurdité des conflits armés, Lisaboa Houbrechts ne cherche aucun réalisme, bien au contraire. Cultivant l’abstraction pour faire contrepoint à l’intolérable violence et aux actes de barbarie inhérents à la guerre, elle transpose l’histoire d’Anna Fierling et de ses trois enfants dans un univers ascétique. À peine le récit commence-t-il que le public est déjà aux portes de l’enfer. Il n’en quittera jamais le seuil.
Dans le rôle-titre, Lubna Azabal irradie, emplissant viscéralement la scène de son omniprésence et de son jeu virtuose. Elle entraîne derrière elle le reste de la troupe : Lisi Estaras et Laura De Geest, époustouflantes, l’une en enfant silencieuse n’ayant que le geste pour s’exprimer, l’autre en amie fidèle se prostituant pour survivre. Koen De Sutter, toujours épatant, Aydin Ìşleye à la voix envoûtante, Joeri Happel, Alain Franco, ainsi que Pietro Quadrino complètent la distribution de ce ballet sordide.
La boule tourne perpétuellement. L’histoire se répète inlassablement. Hors du temps, hors de l’espace, cette Mère Courage, préférant les allégories, manque encore un peu de corps, mais son indéniable et ahurissante beauté en fait une œuvre rare, laissant le public exsangue.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Valenciennes
Mère Courage d’après Mère Courage et ses enfants de Bertolt Brecht
Création le 20 février 2025 au KVS – Bruxelles
Tournée
27 et 28 février 2025 au Phénix – Valenciennes dans le cadre du Cabaret de curiosités (première française)
04 et 07 mars 2025 au KVS – Bruxelles
12 au 15 mars 2025 au Toneelhuis – Anvers
21 et 22 mars 2025 au Cultuurhuis De Warande – Turnhout
09 au 11 avril 2025 au Théâtre de Liège – Liège
12 au 15 juin 2025 au Théâtre de la Ville – Paris
mise en scène de Lisaboa Houbrechts
avec Lubna Azabal, Koen De Sutter, Joeri Happel, Aydin Ìşleye, Alain Franco, Laura De Geest, Lisi Estaras, Pietro Quadrino
dramaturgie de Dina Dooreman, Erwin Jans
musique originale de Paul Dessau
musique arrangée, musiques supplémentaires & conception sonore – Alain Franco
interprétation musicale – Alain Franco et Aydin Ìşleyen
chant et saz – Aydin Ìşleyen
costumes d’Oumar Dicko
création lumière de Fabiana Piccioli
scénographie de Lisaboa Houbrechts et Ralf Nonn
traduction française d’Irène Bonnaud
(Bertolt Brecht est publié et représenté par L’ARCHE – éditeur & agence théâtrale. www.arche-editeur.com)