Deux mille vingt trois de Maguy Marin © Blandine Soulage
© Blandine Soulage

Deux Mille Vingt Trois : L’uppercut théâtral de Maguy Marin 

Dans le cadre d’un focus qui lui est consacré aux Célestins, Théâtre de Lyon, la chorégraphe basée à Sainte-Foy-lès-Lyon reprend sa dernière création, une œuvre engagée qui met en scène une jeunesse en quête de repères dans un monde ultra-connecté.

Un mur de noms en briques de bois fait face au public. Chacun a un sens, chacun fait référence à une actualité, une prise de position relayée par les médias et les réseaux sociaux. Ils sont les symboles de l’empire économique et du pouvoir politique. Arnault, Musk, Trump : figures incontournables d’un système qui nous dépasse, ils apparaissent comme les fondations d’un monde en gestation et qui semble s’accélérer depuis janvier dernier.

Avec Deux Mille Vingt-Trois, Maguy Marin place le public dans une confrontation directe avec l’absurdité de notre époque. À 73 ans et avec plus de cinquante ans de carrière, l’artiste toulousaine crée des images percutantes. Telle une vision aveuglante, cette palissade porte jusqu’à saturation ce trop-plein d’informations qui empêche tout discernement. Pas d’autre choix que de la faire voler en éclats pour retrouver la raison et pour tenter de démêler le vrai du faux, trouver du sens et une boussole dans le monde d’aujourd’hui. Le geste théâtral est puissant, répondant à la violence imposée par ceux qui nous gouvernent.

Deux mille vingt trois de Maguy Marin © Blandine Soulage
© Blandine Soulage

Là où la danse prenait traditionnellement une place prépondérante dans les créations de la chorégraphe, ici, elle s’efface. Les corps, suspendus dans une lenteur presque clinique, quasi invisibles dans une pénombre savamment dosée, sont les témoins impuissants d’un monde qui se délite. Imaginée comme un espace clos, la scénographie de Maguy Marin exprime l’asphyxie de nos vies sous l’emprise des puissances médiatiques et politiques. Les sept interprètes déplacent des blocs de bois avec une minutie à la fois dérisoire et tragique. Cette immobilité renvoie à la violence latente d’un monde en état de sidération face à l’urgence.

Enchaînant citations et prises de position, toutes plus hallucinantes et dramatiques les unes que les autres, la chorégraphe dénonce la brutalité d’un système dont l’unique objectif est d’annihiler l’humain au profit du capital. Pour mieux marquer son propos, elle affiche sur un écran, côté cour, les visages de ces figures politiques et médiatiques. Telles des ombres oppressantes, ils donnent corps et réalité à ceux qui manipulent les masses, les rendant passives et finalement inoffensives.

Maîtrisant l’écriture de plateau et le travail du corps, Maguy Marin ne fait plus du mouvement le véhicule principal de la pensée. Ici, c’est l’ensemble des éléments scéniques qui interagissent et plongent le public dans un tourbillon d’informations, de déformations et de manipulations. Elle conçoit cette performance quasi plastique comme une machine à réfléchir, dont l’objectif n’est pas esthétique, mais bien d’éveiller les consciences engourdies.

Deux mille vingt-trois de Maguy Marin © Blandine Soulage
© Blandine Soulage

Artiste engagée et avant-gardiste, Maguy Marin ne cherche pas à séduire, bien au contraire. Son message est clairement politique, quitte à faire grincer des dents. Mais n’est-ce pas l’essence même de l’art que de bousculer la bien-pensance et de s’opposer à une pensée unique et formatée ? Le constat est amer, mais nécessaire. Le geste peut sembler insistant et s’étirer en longueur, mais la pédagogie n’est-elle pas aussi une affaire de répétition ? Heureusement, des intermèdes aux accents japonisants ponctuent la longue litanie des griefs portés contre l’emprise des images et l’algorithme frénétique qui les génère.

Espérant provoquer un sursaut et une remise en question radicale de notre rapport à la société et à l’information, Maguy Marin interroge aussi la place de l’art. Une interrogation d’autant plus pressante qu’à l’heure des coupes budgétaires et des ingérences politiques, il est clairement mis en péril. Plus expérience artistique que spectacle, Deux Mille Vingt-Trois n’échappe pas à certaines itérations et lourdeurs, inhérentes à une création nourrie par une révolte salvatrice. Encore plus percutante qu’à sa création il y a un an, cette œuvre lucide agit comme un uppercut nécessaire… mais atteindra-t-elle son but ? Parviendra-t-elle à faire lever les poings d’une société de plus en plus apathique, submergée par un flot d’informations qui étouffe toute réflexion collective ?


Deux Mille Vingt Trois de Maguy Marin
Création le 8 novembre 2023 à la Maison de la Danse, Lyon

Reprise
10 au 12 mars 2025 aux Célestins, Théâtre de Lyon
12 avril 2025 au TAP-Théâtre auditorium de Poitiers, Scène nationale, dans le cadre Festival À Corps


Conception – Maguy Marin
Pièce créée en étroite collaboration avec 7 interprètes, auteurs des textes : Kostia Chaix, Kaïs Chouibi, Chandra Grangean, Lisa Martinez, Alaïs Marzouvanlian, Lise Messina, Rolando Rocha
Lumière d’Alexandre Béneteaud & Albin Chavignon
Costumes de Pierre-Yves Loup-Forest
Bande son et vidéo de Victor Pontonnier
Recherche documentaire – Paul Pedebidau
Régie plateau – Albin Chavignon & Juliette Dubernet

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