Majestueuse, solaire, fragile, colérique, l’ombre éblouissante, touchante de la diva à la voix d’or, aux doigts de fée, hante puissamment, magnétiquement les lieux. Avec ingéniosité et élégance, Anne Bouvier et Jina Djemba donnent vie à une Nina Simone plus vraie que nature, une femme forte en proie au doute, une âme combattante blessée, ravagée. Une rêverie douce-amère, jazzy et magique !
Tapi dans la pénombre, à peine éclairé par un filet de lumière, le monstre sacré du jazz, repu de ses orgies, la bête affreuse, démesurée, qui fait peur au voisinage, semble terrassé par ses démons. Migraineuse, Nina Simone (éblouissante Jina Djemba) vit cachée, loin du monde, dans une villa sans style du sud de La France. Entourée de parasites qui ruinent sa santé, visage hagard, elle survit plus qu’elle ne vit. Dans ce marasme qui conduit à sa perte, une lueur de joie, un espoir apparaît. Portant des claquettes en plastique, habillé de vêtements informes, « Petit cul » (épatant Valentin de Carbonnières), un Philippin maigrelet, homme à tout faire, ainsi surnommé par la diva, va par son bon sens, sa naïveté, son absence totale de jugement, chambouler l’existence de cette femme blessée, abîmée.
Loin d’un pièce-biopic classique, Miss Nina Simone ne cherche pas à imiter, à retranscrire à la virgule près les dernières années de la diva, mais bien à la réinviter, à lui donner vie. Terriblement humaine, aimante et capricieuse, la chanteuse à la voix d’or, a lutté toute sa vie pour affirmer sa féminité, son talent, sa négritude dans un monde blanc machiste. Frustrée par des parents trop exigeants, battue, violentée par des hommes qui ne supportaient pas d’être dans son ombre, Nina Simone est devenue une guerrière à l’armure fragile. Militant pour le droit des femmes, des noirs, elle a fait de sa carrière, de son nom, un porte-drapeau des minorités. Pianiste émérite, qui ne se remettra jamais d’avoir échoué au concours d’entrée de la prestigieuse Juilliard School of Music de New York, d’autant qu’elle l’attribue à la couleur de sa peau- elle était la seule noire de sa promotion, elle impose son style qui mêle ingénieusement jazz, folk, soul, pop, blues et musique classique. Refusant les étiquettes, surtout celles que les blancs lui collent, elle se construit indéfinissable, unique.
Avec ingéniosité et tendresse, Anne Bouvier et Jina Djemba adaptent le très beau roman de Gilles Leroy et signe un portrait en clair-obscur de la diva. Tout en justesse, sans fioriture, la personnalité singulière, contrastée de Nina Simone apparaît. Tour à tour grande dame, dragonne, émouvante, intransigeante ou tranchante, elle semble renaître sous nos yeux. Refusant l’imitation, la pâle copie, la comédienne est une évocation de la chanteuse, une émanation troublante de celle qui par sa radicalité, sa puissance féroce, est devenue une source d’inspiration pour de nombreux chanteurs et musiciens.
Accompagnée des musiques live savamment dosées par l’extraordinaire Julien Vasnier, guidée par la mise en scène toute en élégance d’Anne Bouvier, Jina Djemba est sans aucun doute Nina Simone. Pas la diva inimitable, mais la femme dans toute sa complexité, sa brutalité, sa fragilité. Vivante, vibrante elle est cette star déchue, alcoolique, ombrageuse et bipolaire qui brûle ses derniers feux et enivre de sa voix envoûtante, bouleversante. Face à elle, Valentin de Carbonnières, bien qu’il n’ait rien de Philippin – on oublie vite ce détail -, est Ricardo, cet étrange petit bonhomme qui se prend d’une vive affection pour cette dame en déshérence. Il aime ses confidences, ses caresses, ses brimades. Il s’intéresse à elle sans la juger, jamais.
Miss Nina Simone est une gourmandise hors du temps, un moment délicat doux-amer qui charme et bouleverse, un songe théâtral poignant et rare à ne pas rater.
Par Olivier Fregaville-Gratian d’Amore
Miss Nina Simone de Jina Djemba et Anne Bouvier
Pièce adaptée de Nina Simone, Roman de Gilles Leroy
(éd. mercure de france)
Théâtre du Lucernaire – Théâtre rouge
53, rue notre Dame des Champs
75006 Paris
Jusqu’au 2 juin 2018
Du mardi au samedi à 21H00 et le dimanche 18h00
Durée 1h20
Reprise théâtre de l’Œuvre
55, rue de Clichy
Du 12 décembre au 6 janvier 2019
Du mercredi au samedi à 20H et le dimanche à 17h
mise en scène d’Anne Bouvier
avec Jina Djemba, Valentin de Carbonnières & Julien Vasnier
création et arrangements musicaux de Julien Vasnier
scénographie de Jean Haas
concepteur lumière : Denis Koransky
production : la compagnie du crépuscule
Crédit photos © Samy La Famille