Répétition de Julius Caesar de William Shakespeare, mise en scène d'Arthur Nauzyciel © Philippe Chancel - Théâtre national de Bretagne Rennes
Répétition de Julius Caesar de William Shakespeare, mise en scène d'Arthur Nauzyciel © Philippe Chancel - Théâtre national de Bretagne Rennes

Arthur Nauzyciel et les fantômes de Julius Caesar

Seize ans après sa création à Boston, le metteur en scène Arthur Nauzyciel reprend, avec la troupe originelle, Julius Caesar, l’une des trois tragédies romaines de Shakespeare. Plongée dans les coulisses d’une recréation. 

Dans trois jours, c’est la première. Le décor est en place. Le même qu’il y a seize ans. La moquette pourpre, presque rouge sang, garde encore les stigmates de son trop long stockage dans les réserves. Quelques plis bientôt effacés, foulés par les comédiens, quelques épis qui disparaîtront lentement, inexorablement durant les ultimes répétitions. Les meubles remisés dans les réserves ont retrouvé leur place et leur lustre des années 1960. En s’attaquant à Julius Caesar, certainement l’une des œuvres les plus connues outre-Atlantique de Shakespeare, tant elle est étudiée à l’école pour sa langue, sa force rhétorique et sa grammaire, Arthur Nauzyciel l’ancre dans une des périodes des plus tragiques de l’histoire américaine, la décennie qui a vu l’ascension de John Fitzgerald Kennedy jusqu’à la Maison-Blanche et son assassinat dont les retentissements se font encore sentir aujourd’hui.

Répétition de Julius Caesar de William Shakespeare, mise en scène d'Arthur Nauzyciel © Philippe Chancel - Théâtre national de Bretagne Rennes
Répétition de Julius Caesar de William Shakespeare, mise en scène d’Arthur Nauzyciel © Philippe Chancel – Théâtre national de Bretagne Rennes

En 2008, quand il crée la pièce à l’American Repertory Theater de Boston, rare théâtre d’art américain qui n’a pas de logique commerciale et qui a vu naître les carrières de Bob Wilson, de Meryl Streep ou Peter Sellars, il le fait à la demande de son directeur, Robert Woodruff. « L’année précédente, il m’avait convié à mettre en scène un spectacle avec les anciens élèves de l’école d’art dramatique liée à Harvard. Comme ça, c’était bien passé, il m’a proposé d’ouvrir la saison en montant Julius Caesar de Shakespeare. Je ne connaissais pas du tout cette pièce, qui est rarement montée en France. » 

Le contexte de l’époque est particulièrement complexe. L’ère George W. Bush touche à sa fin. Barack Obama est opposé dans la course aux primaires démocrates à Hillary Clinton. « En lisant et en relisant le texte de Shakespeare, qui certes évoque la Rome antique, mais questionne bien évidemment la démocratie, la République et leur dérive à l’époque où règne sans contexte sur l’Angleterre, Elizabeth 1re, je me rends compte du piège évident de faire un parallèle avec l’actualité américaine. Avec le recul, je pense d’ailleurs que confier à un metteur en scène étranger cette pièce était un moyen pour Woodruff de contrer les critiques et de mettre un peu de distance. »  

En immergeant les comédiens dans une époque révolue, mais marquante de leur pays, Arthur Nauzyciel déplace le regard et évite une analyse à vif. « C’était d’autant plus important, que Julius Caesar joue sur plusieurs registres. C’est une pièce assez différente du répertoire de Shakespeare. Elle mélange les genres théâtraux en passant de la tragédie au drame sentimental sans oublier des moments de pure rhétorique et de politique. Parfois le surnaturel s’invite. Le texte est hanté de fantômes. Le monde dans lequel se déroule l’action est tellement apocalyptique, qu’il ne peut en être autrement. Il ne peut être réel. Je trouvais fascinant de m’y frotter et de donner corps à ces hommes, ces monstres qui agissent au nom d’un peuple, pourtant si versatile. » 

Répétition de <em>Julius Caesar</em> de William Shakespeare, mise en scène d'Arthur Nauzyciel © Philippe Chancel - Théâtre national de Bretagne Rennes
Répétition de Julius Caesar de William Shakespeare, mise en scène d’Arthur Nauzyciel © Philippe Chancel – Théâtre national de Bretagne Rennes

Au plateau, en ce jour de reprise des répétitions, ils ne sont pas moins de trente. Il y a les comédiens bien sûr, les musiciens, la chanteuse à la voix d’or, mais aussi toute l’équipe technique. En une poignée de jours, il faut retrouver la fluidité des déplacements, l’intensité des intentions, les bons éclairages, etc. Le moment est d’importance. Chaque minute compte. Tout se passe en bonne intelligence et semble sous contrôle, pas de stress excessif ou d’angoisse paralysante. Pourtant, cela fait plus de six ans, qu’ils n’ont pas joué ce spectacle, que Sara Kathryn Bakker, seule comédienne au plateau, n’a pas porté la robe de Calpurnia, que Daniel Pettrow, n’a pas endossé le rôle de Mark Antony, et que Dylan Kussman ne s’est pas glissé dans le costume de Jules César. 

Il y a bien sûr quelques couacs. Un rideau qui tombe mal, une entrée qui se fait au mauvais endroit. Mais tout se déroule dans une atmosphère de grande camaraderie et de fluidité. Circulant dans la salle, d’un rang à l’autre ou montant sur scène, Arthur Nauzyciel ne tient pas en place. L’excitation l’emporte sur l’anxiété. Avec douceur, il donne ses notes, affine une intonation, modifie un geste. 

Il faut dire qu’ils se connaissent bien. « Avec certains des acteurs, comme Daniel Pettrow ou Ismaël Ibn Conner, cela fait plus de 25 ans que l’on travaille ensemble. Ils étaient déjà dans mon premier spectacle américain, Black Battles with Dogs. On a toujours plaisir à se retrouver et c’est aussi une manière de mesurer le temps. L’un a perdu quelques cheveux, l’autre a les tempes grisonnantes. Un lien affectif nous unit et donne à l’œuvre une dimension encore plus humaines. Comme je l’évoquais, Julius Caesar est une œuvre sur les fantômes. Le jour où l’on a repris le spectacle en 2016, Thomas Derrah, qui jouait Jules César à la création, est mort. Mais quelque part, il est toujours là, il hante le plateau. Il y a beaucoup d’histoires intimes qui nourrissent le travail que je fais, parce que j’aime aller en profondeur. Les acteurs n’incarnent pas juste des personnages, ils jouent aussi avec les liens qui les unissent, avec leur histoire et aussi avec celle de leur pays. Quand nous avons refait une lecture, dimanche dernier, certains ont fondu en larmes, parce qu’ils vivent aux États-Unis, et que le retour de Trump au pouvoir est tout simplement tragique. »  

Répétition de <em>Julius Caesar</em> de William Shakespeare, mise en scène d'Arthur Nauzyciel © Philippe Chancel - Théâtre national de Bretagne Rennes
Répétition de Julius Caesar de William Shakespeare, mise en scène d’Arthur Nauzyciel © Philippe Chancel – Théâtre national de Bretagne Rennes

La réalité a rattrapé la fiction. La pièce fait à nouveau écho avec l’actualité. Trump, Musk, César, Brutus, des fake news ou des mots qui s’immiscent dans nos esprits, modifient nos perceptions et donnent des éclairages biaisés. Les causes justes d’hier ont fait place à une forme d’aveuglement. « Le fantôme de Kennedy a été détrôné par celui de Trump qui est à la fois une vraie personne et un monstre, une créature. En remontant six ans après la dernière exploitation de Julius Caesar, il y avait certes l’envie de retrouver l’équipe, mais aussi de répondre à la montée des populismes qu’on observe un peu partout. Aujourd’hui, un tweet peut changer le monde, l’aider à se reconstruire ou à le détruire. Dans la pièce, c’est une phrase de Cassius qui germe dans la tête de Brutus qui va avoir des conséquences catastrophiques sur l’avenir de la République romaine. La pièce de Shakespeare éclaire sur la fragilité de nos démocraties. On les croyait solides, structurantes et structurées, elles ne sont que des colosses au pied d’argile qu’un petit rien peu balayer. » 

En écoutant Jules César s’adresser à ses proches et aux sénateurs, Cassius démonte fil par fil la stratégie de son rival et déjà, on perçoit, en quelques scènes, la lucidité et la prescience du dramaturge anglais. Comment ne pas voir dans cette manière d’évoquer la politique, de retourner les foules en leur servant une histoire à laquelle ils veulent croire, la naissance d’une forme de storytelling ? Bien sûr, en ce jour de répétition, ce ne sont que des bribes de scènes que l’on découvre, mais tout est là : la puissance de comédiens aguerris, la force d’un texte qui traverse les âges, l’importance du répertoire.

Arthur Nauzyciel l’a bien compris. « J’ai toujours fait du théâtre quand cela s’imposait à moi, même s’il n’y a pas toujours nécessité à le faire. Puis il me faut du temps pour créer et j’aime bien l’idée que les spectacles que je monte s’inscrivent dans le temps. Par ailleurs, s’ajoute aussi une question politique et économique. Au départ d’un spectacle, il y a un investissement en argent public, il est vertueux de faire en sorte de le jouer le plus longtemps possible, d’en amortir au mieux les frais. Et puis il y a aussi la dimension affective : retrouver des équipes. » Reprogrammer Julius Caesar prend ici tout son sens. 

Le temps d’un après-midi, l’horloge s’est arrêtée. Le spectacle était ailleurs, non dans la représentation, mais bien dans ces petits apartés, ces instants volés d’une répétition studieuse et joyeuse qui avance à pas feutrés. 


Julius Caesar de William shakespeare
Spectacle créé à l’American Repertory Theater, le 13 février 2008 (Boston, Harvard University, Cambridge – USA). 
 La pièce est en anglais surtitré en français à partir de la traduction de Louis Lecocq, Robert Laffont (1995), collections Bouquins. 
TNB – Théâtre national de Bretagne
1 rue Saint-Hélier
35000 Rennes
du 9 au 17 janvier 2025
durée 3h20 avec entracte

Tournée
23 janvier au 1er février 2025 au Théâtre National Populaire, Villeurbanne
06 au 15 mars 2025 au Théâtre Les Gémeaux, Sceaux

Mise en scène d’Arthur Nauzyciel assisté de Constance de Saint Remy
Avec Sara Kathryn Bakker, David Barlow, Jared Craig, Roy Faudree, Ismail Inb Corneer, Isaac Josephthal, Dylan Kussman, Mark Montgomery, Rudy Mungaray, Daniel Pettrow, Timothy Sekk, Neil Patrick Steward, James Waterston en alternance Jim True-Froset les musicien·nes Marianne Solivan, Leandro Pellegrino en alternance avec Eric Hofbauer et Dmitry Ishenko

Décor de Riccardo Hernàndez
Lumière de Scott Zielenski
Costumes de James Schuette
Son de David Remedios
Chorégraphie de Damien Jalet

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