« Bonjour Marguerite ! Il y a longtemps… » On devine presque la voix de Godard dans celle de Sahar Suliman lorsque celle-ci arrive sur scène, saluant sa partenaire Louise Bentkowski, qui répond en face avec les mots de Duras, un masque en papier de l’autrice sur la tête. L’archive bien réelle que s’apprêtent à rejouer les deux interprètes date de 1987. C’est un dialogue diffusé sur France 3, réalisé par Jean Daniel Verhaeghe.
L’un vient du cinéma, l’autre de la littérature ; deux « trains » qui se croisent mais suivent des rails différents, ainsi que les décrit le cinéaste à un moment de leur échange. En l’occurrence, Godard écrivait aussi des poèmes, et Duras avait commencé depuis longtemps sa carrière de cinéaste au moment de l’échange. Alors les deux géants palabrent sur le pouvoir des images et celui des mots, et, de biais, sur l’intégrité de chaque art, en s’autorisant moultes digressions.
Rejouer le dialogue
Louise Bentkowski et Sahar Suliman rejouent l’archive à l’oreillette, selon un dispositif déjà usité par le duo, à l’instar d’autres artistes du théâtre documentaire d’aujourd’hui. Les hésitations, les silences d’origine rythment la conversation, laquelle déroule une parole qui va au-devant d’elle-même, qui raccourcit pour approfondir, qui n’enferme pas le sens. Au moment de la rencontre, Godard vient de sortir Soigne ta droite, Duras vient de publier Emily L. Ici, on soupçonnera le premier de ne pas avoir lu le livre de la seconde, alors que celle-ci lui lance, d’entrée de jeu : « Ton film est très beau ».
L’archive originale, pleine de gros plans assez rares sur les visages des deux artistes, est un objet étrange. Peut-être un vrai dialogue, peut-être l’interrogatoire d’une Duras impassible à un Godard visiblement intimidé. Il y a un rapport de force, mais il est ambigu et changeant. Les deux artistes se livrent, se voient parfois percés au grand jour (surtout Godard), mais ils restent, dans une certaine mesure, indéchiffrables.
Déplacer l’archive
Bentkowski et Suliman savent bien que les prétentions à un rejeu « objectif » induites par l’oreillette sont, en grande partie, illusoires. C’est donc un travail d’interprétation qui s’assume progressivement, et passe par deux outils. Une, les pauses faites dans l’archive, qui permettent de commenter ce qui vient d’être dit, ou ce qui va être dit. Deux, le chat qui accompagne la retransmission en live sur Twitch, dont les messages défilent sur un écran en fond de scène, alors qu’une télévision analogique, au sol, donne à voir la diffusion telle qu’elle a lieu sur la plateforme. De même qu’en 1987 l’écrivaine et le réalisateur s’invitaient à la télévision, ici, le théâtre met en scène le déplacement de l’archive sur un nouveau médium, le live internet.
Formellement, le pari produit un joyeux maelström, une superposition de couches de signification dans laquelle on s’amuse à faire son propre itinéraire, qui a, sent-on, quelque chose à voir avec les fictions démantelées des deux artistes. On s’amuse à voir les deux comédiennes, mais également le régisseur et le modérateur du live, décortiquer l’entretien à vue. Mais quant à ce qu’il permet l’exégèse vis-à-vis d’une archive complexe, l’exercice a plutôt tendance à aplatir le sens là où il était laissé ouvert. De surcroît, l’interprétation se résume parfois, de manière un peu malheureuse, à un commentaire sur la personnalité des deux artistes, redoublé par les interventions écrites du chat, parfois drôles, mais aussi fatalement — et c’est sans doute assumé — simplistes.
Cette « mise à jour » de Godard dans le livestream omet peut-être que le réalisateur de Pierrot le fou s’était très tôt penché sur les écrans d’iPhone, dès Adieu au langage (2014) pour décrire les transformations induites dans nos manières de voir et de penser. Avec une grande clairvoyance, et sans surplomb. Qu’il avait surpris en donnant en 2018 une conférence de presse via FaceTime, et que l’une de ses derniers entretiens avait eu lieu… sur Instagram live. À l’évidence, Godard, et Duras avec, échappent encore. Mais le redécouvrir est un bon signe. Et JLG vs MD ne garde pas moins, de leur échange, l’un des aspects les plus importants et les plus ludiques : une nécessité irrépressible de ne pas prendre leurs médiums pour acquis.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Genève
JLG* VS MD** (*Jean-Luc Godard VS **Marguerite Duras) de Louise Bentkowski & Sahar Suliman
Le Grütli
Rue du Général-Dufour 16, 1204 Genève, Suisse
Du 3 au 19 décembre 2024
Durée 1h45
Conception et performance Louise Bentkowski & Sahar Suliman
Assistante Chloë Lombard
Regards extérieurs Michèle Pralong & Aurélien Patouillard
Scénographe et lumière Charlotte Roche-Meredith & Elio Antognazza
Vidéo et son Luca Kasper
Expert Twitch Pierre-Angelo Zavaglia
Diffusion Astrid Toledo
Administratrice Yolanda Fernandez