Ample veste polaire gris clair, Ariane Mnouchkine, figure tutélaire d’un théâtre de troupe à la française, accueille le public. Des guérites, où l’on récupère les places au comptoir du bar en passant par les coulisses, elle veille au grain. Un mot, un sourire, elle navigue entre les groupes, les tables.
En hôtesse bienveillante et vigilante, elle n’impose pas sa présence, bien au contraire. Le bien-être de chacun est primordial et nécessaire pour entendre au mieux le spectacle à venir, une fresque théâtrale sidérante de beauté et d’ingéniosité, mais qui n’évite pas les écueils d’une pensée hégémonique, forcément un brin parcellaire et manichéenne. On assiste au premier volet d’une trilogie qui compte bien tailler en pièces les despotes d’hier et les populistes de demain.
Poutine, fruit de la révolution bolchévique ?
Après une annonce rappelant à chacun qu’il a la possibilité de faire un don dans les grandes urnes bleu et jaune disposées çà et là dans l’immense foyer du théâtre pour aider les ukrainiens, le visage de Poutine s’affiche en 4 par 3 sur le drap qui sert de fond de scène. On est le 24 février 2022. La Russie vient d’envahir l’Ukraine. Les mots pour justifier cet acte de guerre sont évidemment fallacieux, inaudibles. Cornelia, double de Mnouchkine, interprétée en alternance par Hélène Cinque ou Dominique Lambert, bondit de sa fosse de chef d’orchestre, tape rageusement sur l’écran de fortune et intime l’ordre à l’image de se taire.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Que s’est-il passé pour que ce drame contemporain aux portes de l’Europe n’ait pu être enrayé ? Remontant le fil de l’histoire, pas trop loin tout même, le spectacle ne fait que 2h30, Mnouchkine – Cornelia s’arrête en 1916 en pleine Première Guerre mondiale. Alors que le combat fait rage, la voix de Churchill résonne et annonce les premières pierres du drame à venir : la Révolution russe de 1917. C’est là, des tranchées gelées du Nord de la France à l’effervescence de Petrograd en pleine insurrection, que l’artiste place les origines du conflit ainsi que la naissance des populismes qui gangrènent les démocraties européennes depuis plus d’un siècle.
1917 : la fin d’un empire, le début d’un autre
Il faut dire que le terreau est fertile pour que naissent les deux totalitarismes qui domineront le XXe siècle, le nazisme et le communisme. L’affrontement entre les grandes puissances européennes s’éternise. Le Tsar, tout comme Louis XVI en son temps, refuse de voir les prémisses d’une révolution et accentue le pouvoir répressif de son régime autocratique. Le peuple se révolte. Des hommes, dans l’ombre, des dragons de l’histoire, comme Lénine, Trotsky ou Staline, agitent les esprits. La révolution bolchevique est en marche. Elle sera forcément, comme tous les changements de paradigme, idéologique et sanglante.
S’inspirant des écrits de Stéphane Courtois, et tout particulièrement de Son Livre noir du communisme, la metteuse en scène, en harmonie pour le texte et la dramaturgie avec Hélène Cixous, déploie dans une succession de tableaux sa pensée quelque peu orientée et parcellaire. On aurait aimé qu’elle voit plus large, qu’elle dépasse ses propres convictions et qu’elle développe d’autres points de vue. Certes, elle le fait en évoquant sommairement celui de Karl Kautszy, secrétaire d’Engels et théoricien de la social-démocratie allemande, ou celui de l’Ukrainien Nestor Malhno. Mais comme elle le fait dire par son double, « on a pas le temps », « on ne peut pas tout raconter dans ce spectacle », « ce sera pour le second volet »…
Et c’est peut-être là où le bât blesse, du moins dans le récit. Heureusement, le théâtre de Mnouchkine ne se résume pas à cela. Il est bien plus grand, plus visuel et plus ingénieux. C’est ce qui fait sa force et finit par balayer sur le fil les réserves.
Une peinture théâtrale
Au plateau, ils sont vingt, trente ou quarante. Peu importe. Véritable magicienne de la scène, elle donne vie à des œuvres picturales d’une rare intensité. D’un pont de Petrograd, où un conflit entre passants dégénère, à la chambre de la Douma, où Lénine assène aux députés hébétés leurs quatre vérités, elle crée des atmosphères, des images qui se gravent au plus profond de nos inconscients. Autant théâtral que cinématographique, autant tragicomique que pantomomique, Ariane Mnouchkine s’amuse de tous les registres. Voix off parlant russe ou allemand, doublant les acteurs qui font du lip sync, elle déplace le jeu pour lui donne une dimension tant épique que déroutante.
Comment ne pas croire à la tristesse de cette aristocrate – interprétée par la fidèle Shaghayegh Beheshti – obligée de quitter sa Russie natale, où dans un dernier et long sanglot lâche ces mots tchékhoviens « La hache est dans la Cerisaie » ? Comment ne pas se laisser emporter dans la tragédie annoncée par les très Shakespeariennes Babayagas, qui ponctuent par leur traversée du décor, lanternes à la main, le spectacle ?
Distillant au drame des instants de parodie – La farce ukrainienne en étant l’acmé – , empruntant aux gravures de Daumier son gout de la caricature – les masques des grandes figures historiques sont particulièrement soignés – , Ariane Mnouchkine poursuit ses rêves d’utopie et raconte l’histoire à sa manière. On est au théâtre, le réalisme n’y a pas tout à fait sa place. Portée par l’esprit de troupe et un engagement sans faille, la fable historique devient poème, fresque ou bas-relief… un songe d’hiver !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Ici sont les Dragons – Première époque – 1917 : la Victoire était entre nos mains
Une création collective du Théâtre du Soleil en harmonie avec Hélène Cixous
Théâtre du Soleil
Route du Champs de Manœuvre
75012 Paris
du 27 novembre 2024 au 27 avril 2025
Duré 2h30 avec entracte
Direction – Ariane Mnouchkine
Avec Hélène Cinque, Dominique Jambert, Nirupama Nityanandan, Aline Borsari, Alice Milléquant, Omid Rawendah, Sébastien Brottet-Michel, Seear Kohi, Reza Rajabi, Jean Schabel, Shaghayegh Beheshti, Pamela Marin Munoz, Vincent Mangado, Duccio Bellugi-Vannuccini, Maurice Durozier, Samir Abdul Jabbar Saed, Dimitri Leroy, Andréa Formantel Riquelme, Agustin Letelier, Farid Joya, Élise Salmon, Ève Doe-Bruce, Andréa Marchant Fernandez, Judit Jancsо́, Vincent Martin, Seietsu Onochi, Vijayan Panikkaveettil, Sébastien Brottet-Michel, Xevi Ribas, Ariane Hime, Astrid Grant, Tomaz Nogueira Da Gama, Omid Rawendah, Clémence Fougea, Ya-Hui Liang, et les voix de Ira Verbitskaya, Egor Morozov, Martin Vaughan Lewis, Brontis Jodorowsky, Arman Saribekyan, Cyril Boutchenik, Alexey Dedoborsch, Rainer Sievert, Johannes Ham, Sava Lolov, Sacha Bourdo, Yuriy Zavalnyouk, Anna Kuzina
Musique de Clémence Fougea
Son de Thérèse Spirli, assistée de Mila Lecornu
Images de Diane Hequet
Lumières de Virginie Le Coënt, Lila Meynard
Peintures d’Elena Ant, assistée de Hanna Stepanchenko
Soies d’Ysabel de Maisonneuve
Masques d’Erhard Stiefel, assisté de Simona Vera Grassano
Masques et accessoires – Xevi Ribas, Miguel Nogueira, Lola Seiler, Emma Valquin, Sibylle Pavageau
Figurines de Miguel Nogueira, assisté de Sibylle Pavageau
Costumes de Marie-Hélène Bouvet, Barbara Gassier, Nathalie Thomas, Annie Tran, Elisabeth Cerqueira, avec l’aide de Mona Franceschini
Perruques et coiffures de Jean-Sébastien Merle
Décors de David Buizard, Naweed Kohi, Sandra Wallach, Aref Bahunar, Antoine Giovannetti, Noël Chambaux, avec l’aide de Martin Claude, Clément Vernerey, Pierre Mathis-Aide, Chloé Combes
Effets spéciaux – Astrid Grant, Andréa Formantel Riquelme, Farid Joya, avec l’aide de Judit Jancsо́, Reza Rajabi
Conseils historiques – Galia Ackerman, Stéphane Courtois, Nicolas Richoux, Dominique Trinquand
Archiviste – Sébastien Brottet-Michel
Assistant à la mise en scène – Alexandre Zloto
Surtitrage – Amanda Tedesco