Le choix de réunir sur un même programme l’Italienne Chiara Bersani et l’Écossaise Claire Cunningham, toutes deux interprètes en situation de handicap et créatrices de performances sensibles et engagées, résonne avec une acuité particulière dans un festival qui se fait l’écho des mouvements de la société.
Horizontalité et verticalité
Au Kunstencentrum Buda situé à Kortrijk, l’une des cinq structures organisatrices du Next, Chiara Bersani ouvre la soirée avec Sottobosco, pièce pour deux danseuses et un musicien en live. Installée dans son fauteuil sur le côté de la scène, elle attend. Le sol qu’elle fixe comme une ligne d’horizon est recouvert d’un inhabituel tapis de guimauves roses et blanches. Dans l’air flotte d’ailleurs une odeur douce légèrement poudrée. Comme un parfum d’enfance rassurant alors que l’atmosphère est plutôt mystérieuse.
Lentement, Chiara Bersani glisse de son fauteuil pour rouler sur le sol. L’empreinte de son corps se contorsionnant dessine des traces légères parmi les boules moelleuses. Une deuxième danseuse vient la rejoindre. D’elle, on ne perçoit d’abord que les pieds derrière la toile placée en fond de scène. Elena Sgarbossa se fraye également un chemin dans ce tapis de mousse couleur pastel. Les deux femmes ne se regardent pas, évoluent chacune dans son monde, l’une dans la verticalité, l’autre dans l’horizontalité. La partition musicale se fait plus tendue et elles finissent alors par se rejoindre.
de l’une à l’autre
Assises l’une face à l’autre, elles entament une conversation nourrie de silences et de mouvements des mains. Soudain, ils deviennent signes entre elles puis à destination des personnes handicapées installées dans le public. Trois d’entre elles pénètrent à leur tour cet espace sacré, ce sous-bois d’une forêt fantasmée. Qui sont-ils ces personnages qui aspirent à créer une communauté unie par des gestes qui se répètent et deviennent signes d’appartenance ?
Quelle est la place pour les personnes handicapées dans l’espace public ici symbolisé par cet espace vers lequel on est forcé de porter le regard ? En choisissant d’intituler Sottobosco cette performance, Chiara Bersani a voulu faire référence à ce mouvement artistique apparu au XVIIe siècle, mettant en valeur les sous-bois. Comment les corps qui ne savent pas marcher dansent-ils, s’expriment-ils, se meuvent-ils ? Cette pièce interroge les limites corporelles et dénoue les entraves sociétales. Elle fait surtout émerger une douceur, une réconciliation et une alliance qui n’ont rien de mièvre ou de convenu. Un monde où chacun s’approprierait l’espace collectif, sans hiérarchie, avec son propre angle de vue.
Là où l’on n’avait pas prévu d’aller
Claire Cunningham nous convie, elle, à une autre forme de voyage. Artiste et créatrice de performances multidisciplinaires, elle a d’abord été chanteuse classique. C’est avec ce passé qu’elle renoue en décidant de faire des Lieder eines fahrenden Gesellen (Songs of Wayfarer) de Gustav Mahler la bande-son de son spectacle-randonnée.
Avant d’en prendre le départ, la voici qui en précise les contours et les conditions pour elle et pour nous, spectateurs, y compris les plus amusantes. Ainsi, libre à nous, par exemple, de nous endormir durant le spectacle, nous excuse-t-elle par avance, pour quelques minutes réparatrices.
Revêtue d’une tenue de baroudeuse, cartes autour du cou, chaussures de marche solidement lacées, elle s’apprête à se lancer à l’assaut d’une montagne imaginaire. Savions-nous que marcher avec des béquilles nécessite deux fois plus d’énergie que sans ? Grâce à elles, Claire Cunningham explore le potentiel de sa propre particularité physique.
Un voyage entre les mots et les gestes
Sur son chemin, elle fait soudain une pause, bivouaque, reprend son périple en claudiquant, puis part à l’assaut des fauteuils condamnés par un bandeau rouge en en les enjambant l‘un après l’autre. Avec humour et émotion, elle injecte des anecdotes personnelles, souvent touchantes. Les quatre Lieder s’enchaînent durant la randonnée. Mine de rien, elle nous entraîne finalement dans des directions plus personnelles qu’on ne l’avait supposé, comme l’évocation du récent deuil de son ami, le chorégraphe Jess Curtis. « Je suis parti dans la nuit tranquille, à travers la lande sombre. Personne ne m’a dit adieu. Adieu ! Mes compagnons étaient l’amour et le chagrin », chante-t-elle magnifiquement.
Au fil de ce spectacle très surprenant et original, Claire Cunningham interroge son propre rapport à un environnement qui finalement transforme les plus persévérants. « Il arrive qu’on se retrouve là où l’on n’avait pas prévu d’aller. » On aurait envie de lui souffler cette phrase de l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier, tellement elle résonne avec son spectacle : « C’est le propre des longs voyages que d’en ramener tout autre chose que ce qu’on y est allé chercher. »
Claudine Colozzi – envoyée spéciale à Courtrai, Belgique
Next Festival 2024
du 6 au 30 novembre 2024
Sottobosco de Chiara Bersani
Durée : 45 mn
Vu le 20 novembre 2024 à Budascoop, Kortrijk
Chorégraphie de Chiara Bersani
Avec Chiara Bersani & Elena Sgarbossa
Dramaturgie sonore de Lemmo
Direction technique, conception lumière de Valeria Foti
Costumes, scénographie d’Ettore Lombardi
Dramaturgie de Chiara Bersani & Giulia Traversi
Consultant artistique : Marco D’Agostin
Songs of Wayfarer de Claire Cunningham
Durée : 75 mn
Vu le 20 novembre 2024 à Budascoop, Kortrijk
Chorégraphie, intreprétation – Claire Cunningham
collaboration artistique – Julia Watts Belser
Directeur associé : Dan Watson
Dramaturgie : Luke Pell
Costumes : Bethany Wells
Lumières : Chris Copland
Conception sonore : Matthias Herrmann
Conception vidéo : Michelle Ettlin