"Boujloud" de Kenza Berrada © Hélène Harder
© Hélène Harder

Boujloud de Kenza Berrada, dans la peau de la bête

Frottant le folklore amazigh aux enjeux du présent, l'artiste d'origine marocaine Kenza Berrada performe un rituel intense pour briser la tradition de violence patriarcale.

Au centre de Boujloud, il y a des changements d’âges récurrents. Les femmes qui parlent ont, soit sept ou huit ans, soit la trentaine. Comme si au milieu il y avait un trou. Il n’est d’ailleurs pas toujours facile de suivre la trame du seule-en-scène de Kenza Berrada, laquelle saute d’un personnage à l’autre et d’un temps à l’autre avec un talent d’acrobate. Mais cette béance-là n’est pas là pour rien. Elle donne une forme à la mémoire traumatique, celle qui refoule et ne se souvient parfois que des années plus tard. Sa documentation constitue un enjeu important dans la compréhension des agressions sexuelles.

Kenza Berrada voulait d’abord traduire en arabe Blackbird de David Harrower, succès théâtral international venu d’Écosse, qui met la victime d’un pédophile face à ce dernier, quinze ans après. Puis l’artiste a entrepris une enquête auprès de femmes marocaines dans leur trentaine. Celles-ci lui ont parlé de leurs agressions subies, de ces souvenirs vagues et entêtants quand il reviennent, de la honte imposée par l’entourage, de la chape de plomb que la société fait peser sur ces violences. Parmi elles, Houria, violée dans son enfance, dont l’histoire semble parfois se mêler à celle de Kenza. Toute cette matière se mêle au plateau, où l’artiste se transforme pour laisser passer d’autres voix que la sienne.

"Boujloud" de Kenza Berrada © Hélène Harder
© Hélène Harder

Lorsqu’on entre dans la salle, Kenza Berrada s’enduit d’argile, convoquant un imaginaire de rites ancestraux. Elle joue avec une peau de mouton, de celles dont se recouvrent les jeunes hommes au lendemain de l’Aïd-el-Kébir, le jour où l’on fête Boujloud, monstre abuseur hérité de la culture païenne. « Une mascarade à travers laquelle la culture profonde du pays met en scène ses propres tensions », apprend-on de la fête sur l’écran à l’image baveuse. Le spectacle fait là signe à son propre processus : ici, le théâtre cherche une forme qui aurait l’évidence et l’efficacité symbolique d’une procession folklorique.

Mais il y a là une tradition à briser, celle de la soumission et de l’abus naturalisés. Les souvenirs traumatiques de ces femmes trentenaires éclairent une ligne qui traverse les générations. Des mères et des grand-mères mariées à l’entrée de l’adolescence, de jeunes filles à la virginité sanctuarisée, mais pas moins protégées du viol. Au croisement de ces récits, Boujloud se charge, visuellement comme sur le plan dramaturgique, entasse les artefacts, sursignifie parfois. Mais il s’y joue, aussi, une opération théâtrale presque mystique, où l’interprète se dépersonnalise dans une histoire qui la dépasse, jusqu’à inverser le masque le temps de faire passer la parole de l’agresseur. Dans cette polyphonie, la peinture puissante d’une société patriarcale qui enferme ses victimes à double tour dans la solitude.


Boujloud (l’homme aux peaux) de Kenza Berrada
Théâtre de la Bastille
Du 25 au 30 novembre 2024
Durée 1h

Création sonore Kinda Hassan
Création vidéo Maud Neve
Création lumière Georgia Ben Brahim
Aide à la chorégraphie Elsa Wolliaston, Annabelle Chambon, Cédric Charron
Extraits de La Liberté de Guillaume Massart et Mettre la hache – Slam western sur l’inceste de Pattie O’Green
Regard extérieur Raphaël Chevènement
Avec Kenza Berrada

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