"Memory of Mankind" de Marcus Lindeen © Navid Fayaz
© Navid Fayaz

Memory of Mankind de Marcus Lindeen : des souvenirs en céramique

Comment ne pas perdre la mémoire ? La question, au centre de la nouvelle pièce de Marcus Lindeen présentée au T2G dans le cadre du Festival d'Automne, donne lieu à un dialogue théâtral à l'écriture parfois faible, mais théoriquement riche.

Il suffit de nous montrer un disque dur pour évoquer à la fois la masse cosmique de l’information numérique et sa précarité matérielle. En réponse au risque de voir un jour toute notre archive se désagréger dans les limbes, le projet démiurgique pensé par Martin Kunze, Memory of Mankind (stylisé MoM), a de quoi donner le vertige. Pas tant par sa nature — quoi de plus courant qu’une base de données ? — que par sa forme, qui, en quelque sorte, visibilise d’une autre manière, et donc remet en évidence, la masse d’informations dont nous disposons sur nous-mêmes.

Sur de vulgaires carreaux en céramique blancs, dont quelques dizaines d’exemplaires sont exposés dans des caisses en bois, au sol, Kunze a entrepris d’imprimer une sorte d’encyclopédie universelle totale vouée à être enterrée dans les mines de sel de Hallstatt, en Autriche, où il vit. Son explication, au début du spectacle, est une démonstration plus technique que philosophique. La question toute abstraite de la mémoire se voit corrélée à des critères matériels précis : il nous est expliqué que la céramique résiste à l’érosion, que l’encre, imprimée à très haute température, ne s’effacera pas à l’échelle du temps géologique, et que le sel, en asséchant l’air, assure à cette archive un environnement pérenne.

Les trois interlocuteurs de cet inventeur un peu new age, assis en carré au milieu du public qui les entourent, ponctuent l’exposé de leurs questions. Puis ils prennent la parole à leur tour. L’un est victime de fugues dissociatives, des épisodes d’absence au réveil desquels il a tout oublié de son passé, jusqu’à son identité propre. À ses côtés, sa compagne, raconte les années à l’accompagner, à reconstruire après chacune de ces crises, presque une fois par an, leur relation de zéro. Écrivaine, elle compile pour son conjoint une archive, répliquant à l’échelle du couple les enjeux du projet MoM.

"Memory of Mankind" de Marcus Lindeen © Navid Fayaz
© Navid Fayaz

Un troisième, autodéfini archéologue queer, entend déterrer de l’écriture même de la vie des civilisations passées les histoires oubliées des individus queer. Ainsi de Khnoumhotep et Niânkhkhnoum, ces deux serviteurs royaux de la Ve dynastie égyptienne dont la sépulture, découverte en 1964, les dépeint dans un possible baiser. Les deux figures ont longtemps été lues de manière univoque comme des frères, par défaut ou par déni.

Ces témoignages, prélevés auprès de personnes réelles, sont remis au théâtre dans la bouche de non-professionnels dont les vies partagent pour certains beaucoup avec celles de leurs personnages, qu’ils soient chercheurs ou écrivains. Le jeu, médiatisé par l’oreillette, produit un effet étrange d’amateurisme, qui vise à retrouver la candeur du réel, mais qui, associé à un mode de conversation un peu simplet, semble parfois traîner de la patte. Pourtant, la théâtralité à laquelle nous ont habitués Marcus Lindeen et sa collaboratrice Marianne Segol, a pu, par le passé, faire de belles étincelles, comme dans Wild Minds, qui allait encore plus loin dans l’immersion, mêlant acteurs et spectateurs dans un grand cercle de parole. On comprend encore moins l’écriture grandement schématique et naïve de ces échanges — certes tirés d’échanges réels, mais néanmoins retravaillés — lorsqu’elle rejoue dans une caricature maladroite l’opposition entre l’homophobie banale et les idées défendues par un jeune scientifique gay, réduisant le débat à une pochade qui rase très vite le plancher.

On trouvera beaucoup plus d’intérêt dans les frottements à la fois poétiques et théoriques que produisent, ici, les témoignages si chers au duo d’artistes. En confrontant le projet fou de Martin Kunze à la problématique intime de ce couple ou à l’exigence, défendue par ce chercheur queer, de garder en conscience les angles morts de l’expérience lorsqu’on tente de consigner celle-ci, Memory of Mankind s’avère être une proposition particulièrement opérante. À travers cet enchevêtrement de points de vue, Marcus Lindeen et Marianne Ségol amènent à l’aboutissement de leur logique théâtrale propre, dont le but n’est autre que d’articuler le croisement de pensées lancées et débattues au milieu même du public, en visant des retombées fertiles.


Memory of Mankind de Marcus Lindeen, conçu avec Marianne Ségol
créé le 23 mai 2024 au Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles

Reprise
Festival d’Automne à Paris
T2G – Théâtre de Gennevilliers
Du 14 au 25 novembre 2024
Durée 1h20

Tournée
04 au 06 décembre 2024 au Quai, CDN Angers Pays de Loire
13 au 15 décembre 2024 au Lieu Unique Nantes avec le Grand T hors-les-murs
07 au 09 janvier 2025 à La Comédie de Caen, CDN de Normandie
du 15 au 18 janvier 2025 au Piccolo Teatro di Milano
du 22 au 24 janvier 2025 au Festival Transformes à Clermont-Ferrand, La Comédie de Clermont / Fondation d’Entreprise Hermès
05 et 06 février 2025 au Festival Faraway de La Comédie – CDN de Reims
du 08 au 11 avril 2025 Nouveau Théâtre de Besançon, centre dramatique national
15 et 16 mai au Festival Transforme à Rennes, TNB – Théâtre national de Bretagne / Fondation d’Entreprise Hermès

Mise en scène de Marcus Lindeen
Avec Jean-Philippe Uzan, Axel Ravier, Sofia Aouine, Driver. Voix Gabriel Dufay, Julien Lewkowicz, Olga Mouak, Nathan Jousn
Dramaturgie et traduction de Marianne Ségol
Musique et conception sonore d’Hans Appelqvist
Scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy

Lumières de Diane Guérin
Costumes de Charlotte Le Gall
Régie générale – David Marin, Régie son – Nicolas Brusq, Régie vidéo et lumière – Dimitri Blin


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