L’Esthétique de la résistance repart pour une nouvelle saison. Ce n’est pas courant pour un projet de sortie d’école, comment le vivez-vous ? Vous vous y attendiez ?
Sylvain Creuzevault : Je n’ai pas commencé le travail dans cette idée-là. Je mets en place matériellement ce que j’imagine être une école, faire rencontrer les acteurs et les actrices de ma compagnie, en partie plus âgés, avec celles et ceux des promotions. Cela met déjà deux générations et engage le travail différemment qu’en étant simplement avec la promotion. La rencontre, après, avec des personnes qui sont intéressées pour que ça continue, c’est plutôt à elles qu’il faut demander. Mais on n’est pas parti dans cette perspective. Par contre, dans cette notion d’école, il y a aussi une notion de temps. Le fait d’arriver à étayer un espace-temps plus long, ça conditionne un autre type de travail, d’approfondissement, de rencontre avec les acteurs et les actrices.
Est-ce que le propos même n’aide pas, aussi, à la nécessité de voir ce spectacle tourner ?
Sylvain Creuzevault : L’idée que j’accepte de le reprendre (en le transformant, d’ailleurs), c’est parce que le roman de Weiss est vivant. Mais c’est surtout sa qualité intrinsèque, sa forme d’écriture. Je pense que le théâtre-école, c’est la fréquentation d’une œuvre jusqu’à épuisement. En le regardant avec l’œil de la reprise, j’étais étonné par l’effet qu’il a sur moi.
Comment l’avez-vous retravaillé ?
Sylvain Creuzevault : J’ai enlevé 1h30, avec la sensation que les gens ne s’en apercevraient pas. Parce que dans sa version école, j’avais maintenu des choses à la mise en scène qui témoignaient du travail des acteurs et des actrices. J’avais travaillé un rythme et des contours, des transferts et des boursouflures, volontairement pour témoigner du travail. Là, c’est une reprise qui demandait une petite recréation. Pas que pour des nécessités économiques, de tournée ou matérielles, mais aussi parce qu’il fallait ciseler la forme. Donc, on est passé de 5h30 à 4h. Je n’ai pas encore terminé, parce qu’il est précisément difficile, en quelques jours, de faire ça sur ces dimensions-là. Mais au fur et à mesure des villes, j’ai encore des choses à peaufiner là-dessus.
Dans la programmation conjointe du Théâtre des 13 vents et de la Cité européenne du théâtre, L’Esthétique de la résistance est en miroir avec Edelweiss [France Fascisme]. Quels sont les liens que vous faites entre les deux ?
Sylvain Creuzevault : C’est une mise en scène avec ce qu’on appelle le jeu des contraires. L’Esthétique est en niveau de gris, Edelweiss est en couleur. La traversée de certaines œuvres est reprise dans les techniques de mise en scène en inversé. Et puis, on avait plus l’habitude de s’intéresser à la résistance française qu’à la collaboration, et de l’autre côté on connaît plus les nazis que les résistants allemands. Donc oui, c’est un projet qui se regarde en symétrie. Mais Edelweiss fait 2h10 et il n’est pas issu d’un roman. Il est écrit par nous et c’est une succession de scènes, un peu comme dans Grand-Peur et Misère du IIIe Reich, mais avec des intellectuels, des hommes politiques… Il est plus dur, plus âpre, parce qu’on est face à des grimaces plus difficiles à accompagner. C’est comme si L’Esthétique était regardé par un latéral en contre alors qu’Edelweiss est pris par la face.
Cela fait sens, pour vous, que les deux pièces soient présentées ensemble ?
Sylvain Creuzevault : Oui, faire les deux en termes de théâtre, de travail, d’écriture, sur ces thématiques-là, c’est super important. Et dans le sens de création, c’est bien, parce qu’Edelweiss fonctionne de manière autonome, mais sur la question théâtrale, on le comprend autrement si on a vu L’Esthétique. C’est bien, mais c’est difficile à mettre en place. Il faut toujours plus d’espace-temps, j’ai l’impression, pour que les spectateurs et les spectatrices des villes puissent appréhender concrètement le travail. Ici, au Théâtre des 13 vents, on était déjà venu faire Le Grand Inquisiteur et Les Frères Karamazov. Dans la pensée de la direction de Nathalie Garraud et d’Olivier Saccomano, c’est ici qu’on a fait certaines choses les plus sensées dans la fréquentation d’une ligne de travail avec une compagnie. C’est de plus en plus difficile de sentir, dans les villes de tournée, qu’il se passe quelque chose, d’écrire le lien entre le travail d’une compagnie et des spectateurs. Parce que les lieux fonctionnent d’une certaine manière, ils ne sont même presque plus capables d’être le point géographique de ce lien.
Cet espace-temps, vous le trouvez plus facilement auprès des écoles ?
Sylvain Creuzevault : J’essaie de porter l’influence sur cette manière de proposer de longs temps avec les promotions à d’autres metteurs en scène. Parce que je n’y crois pas, de rencontrer une esthétique en trois semaines. Et le discours qui consiste à dire qu’il faut que les jeunes gens rencontrent le plus d’esthétiques possible, je trouve que pédagogiquement et théâtralement, ce n’est pas intéressant. Parce que s’ils ne sont pas fondés dans une gestuelle théâtrale, ils ne sauront pas en rencontrer d’autres. Évidemment, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse. Mais je pense qu’il peut y avoir un équilibre différent qui permet de situer l’enseignement non pas comme forme de transmission extérieure à la création, mais dans la création. Ça permet, après, de rencontrer plus facilement, de manière plus plastique, une altérité constituée d’une autre histoire, d’une autre généalogie.
Est-ce que ce travail d’école alimente aussi votre réflexion artistique propre ?
Sylvain Creuzevault : C’est exactement la même chose. D’ailleurs, je ne propose jamais une œuvre que je connais. Je préfère arriver avec des œuvres que je vais découvrir avec eux, ça participe complètement à la manière d’entrer en dynamique. L’idée, c’est que l’œuvre va être l’objet entre nous et non pas, ce qui à mon avis est une déviation de la pédagogie, le supposé savoir de l’intervenant. Là, je travaille sur Pétrole de Pasolini, comme je travaillais sur L’Esthétique. Je pourrais très bien dire que la deuxième école s’appelle Pétrole et la première, L’Esthétique de la Résistance. C’est l’œuvre elle-même qui requiert son programme d’école.
L’Esthétique de la Résistance requérait le fait de travailler sur la généalogie du théâtre des distances, donc on fait du théâtre récit, du théâtre documentaire, du théâtre épique. Et il y a évidemment le chemin historique qui mène à des époques qui sont elles-mêmes une concentration de rapports de forces socio-politiques, donc ça construit toute une bibliothèque. Pour moi, l’école n’est pas terminée tant que l’œuvre joue. Ça peut prendre des formes d’apparitions différentes, mais l’idée est quand même d’essayer de réunir les conditions pour qu’il n’y ait pas de séparation entre la production, la création et l’école. Un groupe se demande toujours comment faire une compagnie, puis comment cette compagnie va devenir un théâtre.
Mais il y a aussi un autre moment, plus tard, où la question n’est plus comment faire un théâtre, mais plutôt comment devenir une école, parce que se pose la question de la transmission. Si je devais faire une école, le plus important serait la topologie, le lieu. Mais les acteurs et les actrices qui jouent avec nous depuis 25 ans seraient partie prenante de la première année des gens dans l’école pour qu’à la fin ils les retrouvent en train de jouer.
Propos recueillis par Peter Avondo
L’Esthétique de la résistance d’après Peter Weiss
création en 23 mai 2023 au TNS
Durée 4h
Tournée
10 au 12 janvier 2025 au TnBA Bordeaux
16 au 18 janvier 2025 à Bonlieu Scène nationale Annecy
1er au 16 mars 2025 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe Paris
28 et 29 mars 2025 à L’Empreinte Brive
d’après le roman de Peter Weiss
adaptation et mise en scène : Sylvain Creuzevault
avec : Juliette Bialek, Yanis Bouferrache, Gabriel Dahmani, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Pierre-Félix Gravière, Arthur Igual, Charlotte Issaly, Simon Kretchkoff, Frédéric Noaille, Vincent Pacaud, Naïsha Randrianasolo, Lucie Rouxel, Thomas Stachorsky, Manon Xardel
scénographie et accessoires : Loïse Beauseigneur, Valentine Lê
costumes et maquillage : Jeanne Daniel-Nguyen, Sarah Barzic
maquillage et perruques : Mityl Brimeur
création et régie lumière : Charlotte Moussié en complicité avec Vyara Stefanova
régie plateau et machinerie : Léa Bonhomme
création et régie vidéo : Simon Anquetil
régie générale : Arthur Mandô
assistanat à la mise en scène : Ivan Marquez
dramaturgie : Julien Vella
création musique originale et régie son : Loïc Waridel
création musiques originales : Pierre-Yves Macé
cheffe de choeur : Manon Xardel
Edelweiss [France Fascisme] mis en scène par Sylvain Creuzevault
création le 21 septembre 2023 à l’Odéon-théâtre de l’Europe
Durée 2h10
Tournée
13 au 15 novembre 2024 à la Cité européenne du théâtre – Domaine d’O Montpellier
21 au 29 novembre 2024 aux Célestins, Théâtre de Lyon
5 et 6 décembre 2024 à la Comédie de Béthune
mise en scène Sylvain Creuzevault
de et avec : Juliette Bialek, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Pierre-Félix Gravière, Arthur Igual, Charlotte Issaly, Frédéric Noaille, Lucie Rouxel et Antonin Rayon (musicien)
assistanat mise en scène : Ivan Marquez
dramaturgie : Julien Vella
lumières : Vyara Stefanova
musique et son : Antonin Rayon, Loïc Waridel
scénographie : Jean-Baptiste Bellon, Jeanne Daniel-Nguyen
vidéo : Simon Anquetil
costumes : Constant Chiassai-Polin
maquillage, perruques : Mityl Brimeur
régie générale : Clément Casazza
administration de production : Anne-Lise Roustan
direction de production : Élodie Régibier