Alors que vous présentez dans quelques jours The Love Behind My Eyes au Théâtre de la Bastille, vous êtes toujours au Liban. Quelle est la situation ?
Ali Chahrour : Le 2 novembre, nous sommes censés nous rendre à Paris pour jouer. Nous espérons toujours que l’aéroport fonctionnera d’ici là, que la route menant à l’aéroport sera ouverte et ne sera pas bombardée. Tant que nous serons en vie et que l’aéroport fonctionnera, nous voyagerons et nous nous produirons, même s’il est très difficile de quitter le Liban alors que nos familles et nos proches sont bombardés tous les jours et vivent cette situation terrifiante, Israël ayant tué jusqu’à présent plus de 2 600 civils, en détruisant des bâtiments avec leurs habitants à l’intérieur, dans presque tout le pays. C’est une guerre d’élimination et d’étouffement de nos voix et nous ne le permettrons pas.
Au milieu de toute cette violence et de ce danger, nous avons réussi à demander un visa pour Leila, la chanteuse du spectacle. Ce qui n’a pas été facile car les routes ne sont pas sûres et prendre un rendez-vous pour un visa d’artiste est impossible, car ce n’est pas une priorité pour beaucoup de gens, mais cela l’est pour nous. Avec le soutien de nos partenaires de l’Institut français de Beyrouth, du Théâtre de la Bastille, de Chadi [Aoun] de mon équipe, nous avons réussi à le faire. Nous avons beaucoup de respect pour nos collaborateurs et partenaires. Nous espérons donc être sur scène à Paris du 5 au 8 novembre.
Comment vous sentez-vous en tant qu’homme, artiste et Libanais ?
Ali Chahrour : Je suis plein de tristesse, de colère mais en même temps plein de force pour créer, continuer à travailler et utiliser les outils que j’ai en tant qu’artiste pour raconter les histoires non entendues et peut-être sauver des individus qui souffrent de cette situation par notre art, dans le sens pratique, moral et spirituel du mot « sécurité. » J’appartiens à ce pays, non pas à son aspect politique, à ses bâtiments, à sa nature et à sa beauté, mais à ses habitants, à leurs souffrances, à leurs histoires et à leur résistance.
Quelles sont les pensées qui vous traversent ?
Ali Chahrour : La première pensée que j’ai est de savoir comment le monde peut être aussi silencieux face au génocide et comment cette partie du monde, qui se considère comme le pays de la liberté et des droits de l’homme, peut être aussi inhumaine et avoir la capacité d’ajuster le terme « humain » et « droits » de la manière qui lui convient ? Comment, à l’ère des médias sociaux, de la communication et des satellites, pouvons-nous assister derrière un écran aux massacres les plus terrifiants de l’histoire récente et ne pas agir contre eux ? Comment le monde peut-il être si neutre jusqu’à l’aveuglement ?
Que voulez-vous dire sur ce qu’il se passe ?
Ali Chahrour : Que les voix de lamentation de toutes les mères, les images des enfants sous les décombres, les pères portant les corps de leurs enfants dans des sacs en plastique et l’odeur de la poudre et de la mort sur Beyrouth poursuivent les rêves des tueurs et des criminels pendant toute leur vie. Ainsi, pourront-ils peut-être ressentir ce que l’on ressent lorsqu’on ne dort pas parce qu’à tout moment, soi-même, ses voisins ou ses proches peuvent se retrouver sous les décombres le lendemain matin. Qu’est-ce que cela fait de se réveiller avec la voix d’une sœur qui pleure lors de l’enterrement de son jeune frère ?
Craignez-vous pour la création libanaise en général ?
Ali Chahrour : Il y a quelques années, nous avions parlé ensemble de la difficulté de créer au Liban. Oui, il sera toujours possible pour les artistes libanais de s’exprimer. Nous trouverons toujours un chemin pour le faire même si c’est difficile et impossible à un moment donné. C’est une question de temps. Au cours des dernières années, nous avons appris à nous adapter, à trouver des solutions.
La résistance du peuple palestinien et du peuple libanais est si inspirante qu’elle peut nous nourrir puissamment, nous les artistes, malgré toute la tristesse et la peur que nous ressentons actuellement. Pour l’instant, nous essayons de rester en vie, d’aider les gens autour de nous et de nous recentrer sur nos pensées et nos projets, ce qui demande un peu de temps.
Comment vivez-vous aujourd’hui ?
Ali Chahrour : Nous travaillons toujours, même si cela semble impossible, mais nous travaillons et créons chaque fois que nous en avons l’occasion. C’est-à-dire lorsqu’il n’y a pas de bombardements. Nous courons pour faire nos réunions ou même répéter pour notre spectacle qui sera présenté à Paris dans quelques jours. Faire un spectacle ou lancer un projet signifie pour moi avoir la capacité de rêver, d’imaginer quelque chose qui aura lieu dans un futur proche, un petit rêve que vous essayez de mener, Mais à Beyrouth, il n’est pas facile de rêver ou d’imaginer un futur proche.
Comment le réaliser avec toujours à vos côtés, un petit sac avec vos affaires indispensables pour être prêt à fuir à tout moment ? Tout ce que nous créons doit donc être lié à la réalité la plus récente et, malheureusement, la réalité actuelle est un cauchemar.
Le spectacle que vous présentez évoque l’amour et l’homosexualité. Qu’est-ce qui vous a inspiré ? et qu’avez-vous voulu dire ?
Ali Chahrour : La pièce The Love Behind My Eyes est basée sur une tragique histoire d’amour du IXe siècle : une légende sur un amour qui reste inassouvi. Une relation interdite qui entraîne un immense chagrin, si immense et inconsolable qu’il se termine par la mort. Inspiré par la fatalité du cœur brisé et par la langue de la danse, des paroles arabes et du mysticisme islamique, « l’amour derrière mes yeux » raconte des histoires de chagrin et d’oppression, mais aussi la voix inébranlable du cœur.
Ce spectacle raconte une ancienne histoire sur la douleur et la protestation d’un amour interdit. Une histoire qui n’en est pas moins importante aujourd’hui. La référence principale est l’histoire Mohamad ben Daoud, un mufti musulman amoureux d’un autre homme d’Ispahan, et les poèmes d’amour qu’il a écrits à son amant jusqu’à sa mort. Cette performance a été créée en pleine fermeture pendant le Covid, lorsqu’il était interdit de se toucher, de se rencontrer et de se rassembler. La présenter aujourd’hui au théâtre de Bastille est tout un symbole.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
The love behind my eyes d’Ali Chahrour
première française le 9 novembre 2021 dans le cadre de [Hors les murs] à la Briqueterie, CDCN du Val-de-Marne
Reprise
5 au 8 novembre 2024 au Théâtre de la Bastille
Direction et chorégraphie d’Ali Chahrour
Avec Leila Chahrour, Chadi Aoun, Ali Chahrour
Musique d’Abed Kobeissy
Création lumière et scénographie de Guillaume Tesson