Rares sont les endroits, en France, où l’on trouve concentrées des paroles aussi frontalement politiques qu’aux Francophonies. Pour cette édition 2024, les textes lorgnaient volontiers vers le thriller ou le polar, quand ils ne s’ouvraient pas à la danse et ne se nourrissaient pas de matière documentaire, pour raconter des expériences subjectives prises dans les intrications politiques de pays d’Afrique ou d’Amérique. C’est pour cela que le festival dirigé par Hassane Kassi Kouyaté existe. La manifestation, maintenue dans le doute quant à sa survie, constitue un oasis pour des récits minoritaires, décoloniaux ; un terrain propice à l’inversion des hiérarchies.
Des éoliennes en Acadie
Voilà comment une joyeuse bande d’Acadiens vient raconter dans Vent à vendre, une pièce documentaire jouée au beau milieu du public, la lutte contre un projet de parc éolien dans un petit village côtier du nom d’Anse-Bleue, au Nouveau-Brunswick. Un beau jour, les habitants apprennent par courrier que des éoliennes vont pousser à quelques centaines de mètres de leurs maisons. Derrière le business de l’énergie « verte », il y a l’impact sur l’environnement direct des habitants. Les uns s’organisent, lèvent la voix ; d’autres y opposent des intérêts économiques. C’est l’histoire de ce débat qui est transmise ici, images à l’appui, dans une mise en scène en forme de délibération vivante et remplie d’humour, menée avec un entrain communicatif par Matthieu Girard et ses compagnons du Théâtre populaire d’Acadie.
Inverser les pôles, c’est ce qu’il se passe dans Je suis blanc et je vous merde de l’auteur, metteur en scène et acteur comorien Soeuf Elbadawi. À Moroni, aux Comores, un Européen se fait coffrer au sortir d’une boîte de nuit. Sur fond de tentative de coup d’État, on le soupçonne d’espionnage. Dans une ambiance de film noir posée avec une certaine élégance par l’artiste, le Blanc, croupissant au fond de sa geôle, se voit assailli de questions suspicieuses et volontiers incriminantes. Ses protestations n’y font rien : l’enquête patine, mais laisse place à une valse d’identités et de pouvoir, ou plutôt d’identités définies par pouvoir. Le « blanc » n’est pas toujours celui que l’on croit, une fois que l’on comprend, éclairés par un texte à double fond, que la plus claire des couleurs désigne avant tout un moteur de domination, qu’elle est le marqueur historique de celui qui détient et exerce la violence. Dans cette mise en scène bien menée et portée par des acteurs au diapason, une véritable apparition a lieu : la comédienne limougeaude Yaya Mbilé Bitang en « femme à blancs » aux robes bariolées et au caractère bien trempé. Chacune de ses apparitions, à la fois très drôles et teintées de gravité, retourne le plateau et réveille la salle. C’est une illumination théâtrale et on espère voir la Camerounaise d’origine, vue notamment chez Jean Lambert-Wild encore de nombreuses fois sur les planches.
Briser le silence sur Haïti
Au Théâtre de l’Union, Aimer en stéréo constitue peut-être la plus belle livraison de cette deuxième moitié de festival, la langue de Gaëlle Bien-Aimé pour arme ou comme réparateur. C’est un texte écrit dans les blessures d’Haïti. L’autrice et metteuse en scène y apparaît aux côtés de Charline Jean Gilles et Amandine Saint Martin. L’une parle, la deuxième chante, la troisième danse. Toutes les trois incarnent le personnage de Clermesine, une Haïtienne exilée à Brooklyn mais dépeinte dans un espace mental où une forêt de vieilles radios fait le lien avec le pays fui. Parfois, les trois interprètes synchronisent leur mouvement, et l’on croirait vraiment voir le personnage se dédoubler. Clermesine s’adresse à une jeune femme kidnappée comme il y en a tant sur l’île, où les gangs armés sévissent et terrorisent la population — le soir qui précédait la représentation, une attaque faisait encore une centaine de morts. L’une de ces disparus dont on espère les retrouver un jour, de ces morts qui jamais morts.
C’est une sensibilité blessée, à vif qui s’exprime dans cette belle mise en scène. Les silences qui la grèvent ne font que rendre plus forts les mots. La plume de Gaëlle Bien-Aimé a cette propension, cultivée sur la scène haïtienne, à un certain lyrisme, cette approche des mots qui diffère avec les écritures (vraiment ou faussement) naturalistes auxquelles nos plateaux tendraient à nous habituer. Mais ici, ce lyrisme s’exprime ici sur un mode sombre, presque dépressif, reflet du désespoir qui frappe le pays. « Il y a un grand silence sur Haïti en ce moment », dénonce l’autrice, accompagnée depuis longtemps par les Francophonies, dans un bord-de-scène ému. Le constat est indéniable. « En fait, les gens s’en foutent. Il n’y a pas la guerre. Mais il y a des armes automatiques achetées aux États-Unis qui traversent la frontière dominicaine pour arriver à Port-au-Prince. » Encore et toujours, à Limoges, en lieu du silence, des voix se font entendre.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Limoges
Zébrures d’automne
Du 25 septembre au 5 octobre 2025
87000 Limoges
Vent à vendre de Matthieu Girard
Durée 1h30
Texte et mise en scène Matthieu Girard
Scénographie Denise Richard
Conseils à la dramaturgie Gilles Abel
Assistanat à la mise en scène et régie Ghislain Basque
Avec Raphaël Butler, Matthieu Girard, Rosaire Haché et Claire Normand
Je suis blanc et je vous merde de Soeuf Elbadawi
Durée 1h30
En mai 2025 Tropiques Atrium Scène nationale Martinique – Festival REZISTANS
En juillet 2025 Avignon off
Saison 2025-2026 TQI- CDN du Val de Marne
Texte et mise en scène Soeuf Elbadawi
Scénographie et costumes Margot Clavières
Lumières et régie générale Matthieu Bassahon
Création son et régie Maxime Imbert
Conception et construction décor Benoit Laurent
Avec Fargass Assandé, Yaya Mbilé Bitang, Dédé Duguet,
Soeuf Elbadawi, Diariétou Keita, Philippe Richard
Aimer en stéréo de Gaëlle Bien-Aimé
Durée 1h15
Le 17 avril 2025 au Théâtre de Bayonne
Les 24 et 25 Avril 2025 au Le Préau – Centre Dramatique National de Normandie – Vire
En mai 2025 à la Cité Internationale de la Langue Française, Château de Villers-Cotterêts
Scénographie Nathania Périclès
Création sonore David Duverseau
Création lumière Alix Olivier
Avec Charline Jean Gilles, Amandine Saint Martin et Gaëlle Bien-Aimé