Chasselay et les autres massacres d'Eva Doumbia © Frédéric Iovino
© Frédéric Iovino

Chasselay et autres massacres, l’hommage d’Eva Doumbia aux tirailleurs sénégalais

Alors qu'elle présente sa nouvelle création au Théâtre du Nord, la dramaturge et metteuse en scène normande entrelace fiction et réalité, espérant ainsi rendre hommage aux grands oubliés de la Seconde Guerre mondiale.

Eva Doumbia s’aventure dans un texte à trous. Quelque part entre fiction et théâtre documentaire, la dramaturge imagine un hommage à tâtons dans lequel elle documente son processus d’écriture par de constants allers retours dans la narration, apportant une humilité bienvenue à ce projet ambitieux.

Chasselay et les autres massacres d'Eva Doumbia © Frédéric Iovino
© Frédéric Iovino

Comme un alter-égo de l’autrice, Mata Gabin se promène dans le Tata Sénégalais de Chasselay, cimetière militaire d’une petite ville, près de Lyon, qui a été le terrain d’un grand massacre lors de Seconde Guerre mondiale. Sur ces petites tombes rougeâtres figurent les noms de 196 combattants d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’Ouest. Alors que la narratrice énonce ces identités, très certainement formatées par la France coloniale, des personnages la rejoignent et très vite, le possible rejoint l’impensable.

Dans cette histoire encore méconnue, la narratrice contextualise, chiffre, précise. A l’appui, quelques images, souvent prises par les nazis qui documentaient leurs massacres (quitte à les rejouer quand ils manquaient de matière). C’est en vain car bien souvent, il faudra que l’autrice fasse preuve d’imagination pour que ces noms malmenés aient une histoire.

Le théâtre d’Eva Doumbia est en prise avec le réel. Son travail documentaire infuse le récit et permet de rendre tangible l’existence de ses personnages. Dans Autophagies, la dramaturge mobilisait tous les sens du public, passant du goût à l’odorat, pour matérialiser l’héritage du commerce triangulaire. La prégnance de logiques coloniales se racontait dans des témoignages auxquels la poésie et la musique répondaient comme des rituels de résistance. Dans Le Iench, les violences policières pesaient sur les épaules de ses personnages et offraient une résonance amère à la fiction.

Les œuvres d’Eva Doumbia sont éminemment contextuelles. Personne n’échappe à la réalité, ni personnage, ni spectateur. Et c’est cette réalité qui nous oblige, spectateur, à penser ce théâtre comme un espace où le sacré et le rituel font figures de résistance.

Chasselay et les autres massacres d'Eva Doumbia © Frédéric Iovino
© Frédéric Iovino

Ces tirailleurs sénégalais (qui d’ailleurs viennent parfois d’autres pays de l’Afrique subsaharienne), on les estime à plus de 179 000 rien que pour la Seconde Guerre mondiale. Exposés en première ligne face à l’armée allemande, ces jeunes soldats sont massacrés de la Somme à Chasselay. Pour les villageois qui croisent leur chemin, ils sont le signe qu’une évacuation est proche. À l’heure où l’armistice de 1940 n’est pas encore déclaré, beaucoup de ces combattants espèrent pouvoir rentrer sous peu. C’est sans compter sur les percées glaçantes des SS à travers le pays.

L’idéologie nazie formule pour les hommes noirs une propagande particulièrement violente, et ce dès les années 1920 avec une attention toute particulière portée à la Rhénanie où le gouvernement français a dépêché ses troupes coloniales.

Cette histoire, Eva Doumbia la dissémine dans le parcours de ses personnages. À travers une histoire d’amour, elle montre l’hospitalité, la méfiance, la maladresse de villageois blancs à l’égard de ces soldats noirs dont ils ignorent tout. Dans les rêves d’un capitaine, c’est tout un imaginaire colonial qui se déploie. La réunion de deux frères permet quant à elle de donner à voir le parcours de deux jeunes sénégalais, l’un ayant été poussé en Rhénanie avec sa mère, l’autre étant resté aux côtés de son père au pays.

Ce sont là les possibles de la fiction qui nourrissent le travail d’Eva Doumbia : donner de la chair à des chiffres. Dans cet enchevêtrement entre histoire et imagination, entre passé et présent, entre tendresse et cruauté, Chasselay et autres massacres est un jeu d’équilibriste. Pensé en lien avec les personnages du Iench à la manière d’un prequel, on retrouve l’excellent Souleymane Sylla dont le jeu porte haut la tension du récit. Piano et kora se répondent pour mettre en musique ces quelques mois de conflits qu’il est impossible de penser en détail.

Si quelques performances passent un peu en force par moment, la pièce a la mérite de marier les registres avec une grande dextérité. La scénographie précise ne laisse jamais oublier ce cimetière rougeâtre de Chasselay dont on espère un jour pouvoir connaître tous les secrets.


Chasselay et autres massacres d’Eva Doumbia
Théâtre de l’Idéal (Tourcoing) – Théâtre du Nord
19 Rue des Champs
59200 Tourcoing
jusqu’au 11 octobre 2024

Tournée
22 et 23 janvier 2025 au Volcan, Scène nationale du Havre

Mise en scène d’Éva Doumbia
Avec Lyly Chartiez-Mignauw, Simon Decobert, Mata Gabin, Clémentine Ménard, Jocelyne Monier, Anthony Poupard, Frederico Semedo Rocha, Souleymane Sylla
Compositeurs et musiciens live Lionel Elian, Lamine Soumano
Assistanat à la mise en scène Sophie Zanone
Scénographie Aurélie Lemaignen
Décors et accessoires Heidi Folliet
Costumes Laurianne Scimemi
Lumières Stéphane Babi Aubert
Son Cédric Moglia
Vidéo Sandrine Reisdorffer
Régie générale et plateau Loïc Jouanjan, Régie lumière Yannick Brisset

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