Avec Dolorosa, trois anniversaires ratés, la dramaturge allemande, Rebekka Kricheldorf et le metteur en scène Marcial Di Fonzo Bo dépassent le simple exercice de style. En s’appuyant sur l’œuvre du dramaturge russe, et en la transposant à notre époque, ils les font brillamment dialoguer pour explorer ce qui ne change pas : l’espoir ! L’être humain est-il capable de trouver sa place dans un monde qu’il rêve de voir un jour, meilleur, sans toutefois agir pour cela ?
« Un temps viendra, tout le monde comprendra à quoi ça sert, tout ça… mais, pour l’instant, il faut vivre… »
La pièce de Tchekhov s’ouvrait sur la fête de l’anniversaire d’Irina. La petite dernière de la famille Prozorov. Celle de Rebekka Kricheldorf démarre de même. Pour inscrire le temps qui passe et dérègle cette famille dominée par l’ennui, le Russe faisait défiler les militaires. L’Allemande va, elle, enchaîner trois anniversaires d’Irina, ses 28, 29 et 30 ans. Trois fêtes qui sont immanquablement et prodigieusement ratées. L’idée est ingénieuse, car ces périodes charnières dans une vie permettent de bien marquer le temps qui file et les rêves qui s’effilochent. D’autant plus qu’Irina ne semble pas très motivée pour entrer enfin de plain-pied dans la vie active. Car pour cela il faut travailler et aimer ses congénères !
Olga, Irina, Macha et Andreï Freudenbach sont des gosses de riches qui vivent dans « une ville,…, grossière et arriérée » d’Allemagne. Ils portent ces prénoms parce que leurs parents « étaient des snobs cultureux » ! Ces derniers sont morts dans un accident de voiture, leur laissant, non pas un « tas de pièces d’or comme Picsou », mais uniquement une maison qui tombe en ruine, la villa Dolorosa. Comment peut-on vivre heureux dans un lieu baptisé Douleur ?
« D’ici à deux cents, trois cents ans, la vie sur terre sera incroyablement belle, éblouissante. »
Comme chez Tchekhov, l’éternelle célibataire Olga (éblouissante Marie-Sophie Ferdane) travaille dans l’enseignement et s’étiole au fil des ans. L’autrice opère un petit changement, avec les deux autres sœurs. Macha (incroyable Elsa Guedj) devient la benjamine qui, par peur de la solitude, a épousé un homme qu’elle n’aime pas et que l’on ne verra jamais. Irina (étonnante Camille Rutherford) devenue
la cadette, est une éternelle adolescente qui ne parvient pas à achever ses études. Quant à Andreï (truculent Alexandre Steiger), l’aîné choyé par ses sœurs, il a juste tronqué son violon pour l’écriture.
De tout le petit monde qui traînait dans la maison des Prozorov, il n’en restent que les avatars de Natacha et d’Alexandre Ignatievitch Verchinine. La première apparaît sous les traits de Janine (cocasse Juliet Doucet) la fille du coin, timide et vulgaire, qui en épousant Andreï change de condition sociale. Et le second revient dans le fidèle ami Georges (émouvant Jean-Christophe Folly) qui se pointe à chaque anniversaire. Dispensant ses visions de l’avenir, il aime philosopher sur l’avenir et tombe amoureux de Macha qui sait l’écouter.
Une belle célébration
Marcial Di Fonzo Bo s’est emparé avec maestria de l’œuvre de Rebekka Kricheldorf. Cet héritier des « Argentins de Paris » (Copi, Jorge Lavelli, Alfredo Arias, Marilù Marini) possède un sacré sens d’analyse des relations humaines et de leurs dysfonctionnements. En plaçant l’action dans l’immense pièce principale, qui se vide un peu plus chaque année, pour finir en salle de jeu pour les enfants, le metteur en scène inscrit bien cet « incendie » qui a consumé les espérances des personnages.
En ouvrant et en refermant la pièce, avec des passages de la pièce originale, Di Fonzo Bo fait ressortir toute la puissance de l’univers de la dramaturge. Il laisse aussi aux spectateurs, le plaisir exquis de jouer avec ce vertigineux jeu de miroirs ! Sa direction d’acteurs fait vraiment feu de tout bois. Tel un chef d’orchestre, il s’est servi des corps et des voix bien particulières de ces comédiennes et comédiens. Ces formidables instruments qui forment un ensemble choral font vibrer la partition de cette œuvre magnifique. Après Angers (Le Quai), où il reviendra, le spectacle passe par Bordeaux (TnBA), Paris (Le Rond-Point) et Rennes (TNB). À vos agendas !
Marie-Céline Nivière – Envoyée spéciale à Angers
Dolorosa, trois anniversaires ratés de Rebekka Kricheldorf
Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire
Cale de la savatte
49100 Angers
création du 1er au 4 octobre 2024
durée 2h environ
Tournée
6 au 8 novembre 2024 au TnBA – Théâtre national Bordeaux Aquitaine
25 au 28 février 2025 au Quai CDN Angers Pays de la Loire
5 au 15 mars 2025 au Théâtre du Rond-Point, Paris
19 au 27 mars 2025 au Théâtre National de Bretagne, Rennes
Mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo assisté de Margot Madec
avec Juliet Doucet, Marie-Sophie Ferdane, Jean-Christophe Folly, Elsa Guedj, Camille Rutherford, Alexandre Steiger
Traduction de Leyla-Claire Rabih, Frank Weigand, et André Markowicz, Françoise Morvan pour les passages d’Anton Tchekhov
Scénographie de Catherine Rankl
Dramaturgie de Guillermo Pisani
Musique d’Étienne Bonhomme
Costumes de Fanny Brouste
Lumières de Bruno Marsol
Conseil à la distribution – Richard Rousseau
Régie technique – Olivier Blouineau, Rachel Brossier, Jean-Philippe Geindreau, François Mussillon
Réalisation du décor – Ateliers de décors de la Ville d’Angers