Alors que le froid polaire gagne la capitale, Benoît Lavigne nous a donné rendez-vous au bar du Lucernaire pour nous parler de sa dernière mise en scène. Passionné de littérature, de textes singuliers, poétiques, il monte Guérisseur de l’auteur irlandais Brian Friel, avec dans le rôle-titre, Xavier Gallais, un complice de toujours. Un voyage sur les landes rugueuses d’Écosse.
Pourquoi avoir monté cette pièce qui n’avait pas été exploitée en France depuis 1986 ?
Benoît Lavigne : Tout d’abord, j’ai toujours été sensible à la plume de Brian Friel, qui est, à la fois, très théâtrale et extraordinairement poétique. Elle est certes âpre, rugueuse. Elle demande un effort pour l’appréhender, en apprécier toute la beauté, mais elle parle d’un monde rural, paysan, des petites gens comme on dit, avec une humanité, une tendresse qui me touche profondément. Sans jamais juger, le dramaturge irlandais conte des histoires de ratés, d’exclus, d’antihéros, dans lesquelles on retrouve toujours une part de nous-mêmes. J’avais déjà eu l’occasion de travailler ses écrits en 2011 au théâtre de La Bruyère, quand j’ai monté une autre de ses pièces, Une autre vie. Sa prose a la puissance lyrique, la force prenante de celle de Tchekhov, à qui il est souvent comparé. Ses personnages ont la même mélancolie vibrante, humaine. Ils acceptent avec sérénité, soulagement, presque joie, leur destin brisé, leur funeste fortune. Il y a chez eux, comme chez l’auteur des Trois Sœurs, d’Ivanov, un mélange entre désespérance et délivrance. C’est clairement le cas du Guérisseur. J’ai aussi eu l’envie de monter cette pièce étrange, faite d’une succession de monologues, car elle parle en filigrane du métier d’artiste, de ces saltimbanques qui parcourent les routes escarpées de la campagne de village en village. Il y a quelques choses de troublant, de poignant, dans le fait que neuf représentations sur dix ratent. Mais, quand cela fonctionne, cela tient du miracle, du hasard. Pour toutes ces raisons, j’ai envie de faire entendre et de défendre ce texte de Brian Friel, qui comme vous le soulignez n’avait pas été monté depuis 1986. D’ailleurs, à l’époque où j’ai lu la pièce et que le désir d’en créer une adaptation est venu, je ne savais pas que c’est ici sous la férule de Laurent Terzieff que cela avait été fait. C’est d’autant plus curieux et intéressant qu’à 30 ans d’écart, le même texte prenne vie dans un même lieu.
Pourquoi avoir choisi une scénographie épurée ?
Benoît Lavigne : Comme l’action se déroule en grande partie dans les brumes d’Écosse, je souhaitais garder cette atmosphère étrange, vaporeuse, nébuleuse. Ne voulant pas non plus quelque chose de trop morbide, j’ai opté pour des chaises en fer rouillé, peintes de couleurs vives, pour mettre un peu de gaieté, de spectacle. Après, il était important pour moi que l’espace reste dépouillé afin que chacun fasse son propre voyage, se crée ses propres impressions à travers le récit, la musique, les lumières et l’interprétation des acteurs. Je ne voulais rien imposer et faire fonctionner l’imaginaire des spectateurs. Pour le coup mon travail est allé à l’opposé de ce qu’avait fait Terzieff. Il est parti d’un décor plus réaliste. Par exemple, pour les monologues de Gracie et de Teddy, cela se passait dans un appartement. Je ne souhaitais pas être aussi dirigiste.
Comment le choix de Xavier Gallais pour le personnage du Guérisseur s’est-il imposé ?
Benoît Lavigne : Avec Xavier, cela fait plus de 23 ans que l’on travaille ensemble. C’est comme un compagnonnage de vie, de théâtre qui imbrique amitié et admiration. On a fait nos premiers spectacles ensemble que ce soit au festival d’Avignon ou ici au Lucernaire. Il était sur les planches et moi dans l’ombre aux manettes. Comme cela faisait, plusieurs années que l’on n’avait pas eu l’occasion d’être sur un projet commun, j’avais cette envie qu’on se retrouve. La dernière fois c’était au théâtre de l’Atelier pour la pièce Baby Doll. Je l’ai vu grandir, évoluer. J’ai vu naître le grand acteur qu’il est devenu. Certainement, un des meilleurs actuellement en France. Pour Guérisseur, il s’est imposé avec évidence. Il fallait quelqu’un qui puisse passer d’une sobriété de jeu à quelques choses de plus flamboyant, de plus viscéral, quelqu’un de terrien, de simple. J’avais envie de retrouver le Xavier Gallais de Faim, pièce que j’avais programmée quand j’ai repris le Lucernaire. C’est un cadeau de l’avoir. Pour le reste de la distribution, je voulais m’entourer de comédiens avec lesquels j’avais une complicité. J’ai donc choisi Bérangère Gallot et Hervé Jouval. Dès le départ, je souhaitais que la pièce se joue au Paradis. Je trouvais que cette salle correspondait parfaitement au spectacle. L’écriture de Brian Friel est compliquée, ce n’est pas un auteur populaire qui attire les foules, il fallait donc rester dans un cocon intimiste, une proximité d’autant que c’est une confession à trois voix.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Guérisseur de Brian Friel
Théâtre du Lucernaire
Salle du Paradis
53 Rue Notre Dame des Champs
75006 Paris
jusqu’au 14 avril 2018
du mardi au samedi à 19h
Durée 1h25
Texte Français d’Alain Delahaye
Mise en scéne Benoît Lavigne
Avec Xavier Gallais Ou Thomas Durand, Bérangère Gallot & Hervé Jouval
Collaboration Artistique : Sophie Mayer
Décor Et Costumes de Tim Northam
Musiques de Michel Winogradoff
Lumières : Denis Koransky
Crédit portrait © Eddy Brière / Crédit photo © Karine Letellier