Grand peur et misère du IIIe Reich de Bertold Brecht, mise en scène de Julie Duclos © Simon Gosselin
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Grand peur et misère du IIIe Reich, la fresque glaçante de Brecht 

Au théâtre national de Bretagne, Julie Duclos s’empare avec une froide épure de l’œuvre du dramaturge allemand et percute de plein fouet l’actualité en esquissant le portrait saisissant d’un peuple face à la montée insidieuse et inéluctable du nazisme. 

Les mots, même les plus anodins, les gestes, les silences ont leur importance. Ils expriment tant de nous, de nos pensées, de nos convictions profondes. On a beau les cacher, les enfouir au plus profond de soi, ils finissent toujours par transpirer par les pores de notre peau et par nous trahir. Que l’on se fonde dans le moule, qu’on accepte bon an mal an la servitude d’un état dictatorial, que l’on soit convaincu de son bienfait pour le peuple ou que l’on rentre en résistance, on n’échappe jamais à sa fatale destinée. À tout moment, le couperet peut tomber.

Grand peur et misère du IIIe Reich de Bertold Brecht, mise en scène de Julie Duclos © Simon Gosselin
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C’est un projet que Julie Duclos nourrit de longue date, porter au plateau Grand peur et misère du IIIe Reich de Bertolt Brecht. Elle ne pouvait trouver meilleur « timing ». Alors que l’extrême-droite est aux portes du pouvoir en France, que partout en Europe, les nationalismes exacerbés gagnent du terrain, l’œuvre du dramaturge allemand résonne étrangement à nos oreilles. Elle glace les sangs malgré la banalité des différents tableaux, le poison de la suspicion s’insinue partout. Personne n’est à l’abri d’une parole malheureuse, de tomber dans la délation ou d’émettre un infime doute malgré soi.

Au centre du plateau, une immense table. Le repas est fini. Une jeune femme débarrasse les derniers couverts. Elle est aidée par une jeune fille, un peu naïve, sous le regard absent d’un hôte qui lit son journal. Un homme en uniforme beige, croix gammée en brassard entre. L’atmosphère se tend inexorablement pourtant il est en terrain conquis, familier. Tout le monde ici est du même bord, du moins en apparence. On est en 1933, le parti néonazi, avec un peu plus de 43,94 % des suffrages, vient de remporter les élections. Dans la foulée, Hitler est nommé chancelier et les premiers camps de concentration voient le jour. Face au jeune militaire, la conversation légère vire quasiment à l’interrogatoire. Le jeu anodin au massacre. 

Bien qu’il ait quitté l’Allemagne avec sa femme, en février 1933, Bertold Brecht tisse des récits de vie d’une rare acuité. Sur les 22 scènes que composent, Grand peur et misère du IIIe Reich, Julie Duclos en a conservé 13. Toutes sont terribles car elles brossent le portrait d’un pays au bord de l’abîme, un peuple qui suffoque. Soumis à toute une série de décrets qui réduisent à peau de chagrin leur liberté, hommes, femmes et enfants subissent la terreur de l’autre, ce gentil voisin qui, pour éviter que la foudre lui tombe dessus, serait prêt à vendre son prochain, ce charmant bambin, d’à peine dix ans, qui pourrait dénoncer ses parents sans y voir à mal, etc. 

Brecht, qui s’est inspiré de récits de témoins oculaires et d’extraits de journaux, montre à quel point l’enracinement du nazisme, insidieux, se fait au fil des ans de plus en plus profond et annihile toute contestation, toute liberté d’esprit, de penser voire de vivre. Aucune couche de la population n’est épargnée, aucun couple, aucune famille n’y survit. Il y a cette femme juive obligée de quitter son mari médecin pour éviter qu’il ne perde son travail. Ce couple d’éleveurs qui demande à ses enfants hauts comme trois pommes de faire le guet pour éviter que les milices nazies ne les surprennent entrain de nourrir leurs bêtes. Ce boucher, qui pour avoir refusé de mettre sur son étal de la fausse viande et éviter de montrer au peuple qu’il y a pénurie, est retrouvé pendu dans la vitrine de son magasin avec ces mots terribles accrochés sur son poitrail : « j’ai voté Hitler. » Et tant d’autres qui pour un mot, un constat, un geste qui déplait au régime se savent condamnés.

Grand peur et misère du IIIe Reich de Bertold Brecht, mise en scène de Julie Duclos © Simon Gosselin
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À sa manière sobre, délicate, Julie Duclos donne vie aux différents tableaux que compose cette fresque brune. Pas d’esbrouffe, peu d’effets scéniques, à peine quelques meubles et quelques cloisons amovibles viennent souligner une mise en scène toute en simplicité et en épure. Rien de radical, juste ce qu’il faut pour mettre en lumière les mécanismes de la peur qui permettent aux extrémismes, aux populismes d’endoctriner le peuple et d’imposer perfidement leur vision nauséabonde, étroite et étriquée du monde.

Bien sûr, il y a encore quelques rodages à affiner, quelques problèmes de son à régler, mais portée par des comédiennes – Rosa-Victoire Boutterin, Pauline HuruguenStéphanie Marc et Myrthe Vermeulen – dont les présences au plateau sont d’une rare intensité, et notamment côté masculin par un Philippe Duclos toujours aussi impeccable, la nouvelle création de Julie Duclos entre en résonance étrange et troublante avec l’état politique et social de nos sociétés contemporaines. De partout la démocratie vacille. La pièce de Brecht, tout en lucidité, en fait l’âpre constat. L’histoire se répète sans cesse et rien ne semble en enrayer l’infernal cycle. Sidérant ! 


Grand peur et misère du IIIe Reich de Bertolt Brecht
Théâtre national de Bretagne
1 Rue Saint-Hélier
35000 Rennes
du 24 septembre au 3 octobre 2024

durée 2h25

Tournée
9 et 10 octobre 2024 au Théâtre de Cornouailles, Quimper
15 et 17 octobre 2024 à la MC2, Grenoble
4 et 5 décembre 2025 au Théâtre de Lorient – CDN
10 et 12 décembre 2024 à la Comédie de Saint-Étienne
18 et 20 décembre 2024 à la Comédie de Reims – CDN
11 janvier au 7 février 2025 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
13 au 22 février 2025 au Théâtre National populaire, Villeurbanne
27 février au 2 mars 2025 au Théâtre du Nord, Lille

Traduction de Pierre Vesperini
Mise en scène de Julie Duclos assisté d’Antoine Hirel
avec Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen et, en alternance, les enfants : Mélya Bakadal, Salomé Botrel, Eliott Guyot, Julien Peterson, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam
Scénographie de Matthieu Sampeur
Lumières de Dominique Bruguière assistée d’Emilie Fau
Régie Lumières de Kévin Lebon-Zerna
Vidéo de Quentin Vigier
Régie Vidéo de Léo Diologent
Son de Samuel Chabert
Régie Son de Baptiste Tarlet
Costumes de Caroline Tavernier
Régie Générale de Sébastien Mathé
Régie Plateau de David Thébaut, Tanguy Louesdon et Antoine Cahana

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