Ils présentent de jolies mains, des poignets élégants et polis, les gants blancs remontés jusqu’aux coudes. Plus tard, ils se retrouveront à terre, rampant au sol dans des mouvements heurtés, viscéraux, chaussés de sneakers-cuissardes argentés. Les transformations opérées par les trois danseurs — Soa Ratsifandrihana, Audrey Mérilus, Stanley Ollivier — amusent et sidèrent dans le même temps. Au début du spectacle, ils se seront présentés face public, façon Kontakthof, pour dire le pays où ils ont leurs racines, et celui où ils vivent désormais. Madagascar, Antilles et Martinique d’un côté, France et Belgique de l’autre.
Dissocier le semblable, singulariser les identités contenues dans la catégorie « diaspora » : le programme est donné par le titre, dont les mots, presque jumeaux, désignent pourtant trois choses distinctes — respectivement, une compétition populaire malgache de chant et de danse, le concept de transmission et l’idée de rivalité. Même chose pour ces mouvements multiples, du footwork aux danses de cour XVIIe, que séparent des écarts politiques et culturels abyssaux contenus dans le mot « danse ». C’est le propre des impérialismes que d’effacer les nuances et de réduire les existences à des catégories uniques, et Fampitaha, fampita, fampitàna les combat à l’endroit d’une re-prolifération des signes.
I was born a loser
Prenant l’héritage et la mémoire de la colonisation comme sujet, la chorégraphe basée à Bruxelles refuse pour autant de cantonner la danse à la démonstration et ménage l’ouverture du champ à des corps libres et légers, parfois infiniment, lorsque tout — musique, lumière, vêtements — vient concourir à cette légèreté. Les danseurs passent d’un pas à l’autre, d’un motif à l’autre, en équilibre entre la parodie et la beauté sincère, accompagnés par les improvisations de guitare de l’excellent Joël Rabesolo. Quelques moments parlés documentent la cristallisation de l’histoire coloniale dans les langues apprises et dans les noms des rues. Peu à peu une singulière transformation des interprètes, une sorte de montée en grâce a lieu, pas seulement parce que la danse embellit les corps, mais aussi parce qu’à revers, cette même grâce du danseur devient progressivement le réel objet de la mise en scène, sa matière première.
Et ainsi les plages dansées s’étendent, s’étendent, et ainsi les distortions de guitare s’allongent, et les lumières, à mesure qu’elles s’endorment et s’éveillent, finissent de moduler ce monde étrange, hanté par les fantômes du passé mais ultra-vivant au présent. Il s’agit d’occuper l’espace et de savoir s’en saisir avec style, de jouer un peu avec le public, pourquoi pas. De retourner les stigmates, comme Alton Ellis dans la chanson Blackman’s world, qui, en chantant « I was born a loser/Because I’m a black man », signait un hymne (dans son film Nightlife, en 2015, l’artiste contemporain Cyprien Gaillard retournait déjà cette plainte déchirante sur elle-même). Les tableaux n’imposent aucune lecture, et c’est tant mieux : à travers ce tissu d’association libre, en filigrane, les portraits que dessine Fampitaha, fampita, fampitàna charrient une émotion rare et précieuse.
Samuel Gleyze-Esteban
Fampitaha, fampita, fampitàna de Soa Ratsifandrihana
Festival d’Automne à Paris
MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
9 Bd Lénine, 93000 Bobigny, France
Du 18 au 22 septembre 2024
Durée 1h15
Tournée
Du 16 au 18 août 2024 Tanz Im August (Berlin)
Les 3 et 4 octobre 2024 Actoral (Marseille)
Le 20 novembre 2024 La Manufacture CDCN (Bordeaux)
Le 10 décembre 2024 Théâtre d’Orléans
Le 14 décembre 2024 KAAP December Dance (Brugge,BE)
Le 24 janvier 2025 Pôle-Sud, CDCN Strasbourg
Les 4 et 5 février 2025 La Place de la Danse, CDCN (Toulouse)
Le 8 février 2025 Les Hivernales, CDCN Avignon
Les 5 et 6 mars 2025 Théâtre Sévelin (Genève)
Le 13 mars 2025 La Briqueterie CDCN (Vitry-sur-Seine)
Du 9 au 12 avril 2025 Chaillot, Théâtre national de la Danse (Paris)
Le 22 ou 23 mai 2025 Festival Danse de tous les Sens, Chorège CDC
Direction artistique Soa Ratsifandrihana
Chorégraphie et interprétation Audrey Mérilus, Stanley Ollivier, Soa Ratsifandrihana (la phrase footwork est de Raza)
Musique originale et interprétation Joël Rabesolo
Dramaturgie Lily Brieu Nguyen
Collaboration artistique Jérémie Polin Razanaparany dit « Raza », Amelia Ewu, Thi Mai Nguyen
Lumières Marie-Christine Soma
Costumes Harilay Rabenjamina
Son Chloé Despax, Guilhem Angot
Regard sur les questions de transmission et d’identité Prisca Ratovonasy
Textes Sékou Semega
Vidéos Antoine Chambre, Valérianne Poidevin
Régie générale Blaise Cagnac
Régie lumière Diane Guérin
Régie son Jean-Louis Waflart, Guilhem Angot