Comment est né ce projet ?
Mohamed El Khatib : D’une invitation pendant la crise Covid. Maria-Pia Bureau, qui était alors directrice de Malraux, Scène nationale de Chambéry Savoie, m’a proposé d’intervenir dans les EPHAD de son secteur. À cette période, l’ambiance était à la sinistrose. L’idée était d’apporter un peu d’humanité et une présence dans des lieux qui en manquaient cruellement. Au détour d’une conversation, lors d’un des ateliers que j’animais, une vieille dame est venue vers moi et a commencé à me parler de sa vie amoureuse. En fait, j’étais un peu gêné, bêtement gêné, je devrais dire. Cela m’a beaucoup questionné. Pourquoi étais-je mal à l’aise alors qu’il y avait dans la démarche de cette pensionnaire quelque chose de naturel ?
Quand on parle de la vieillesse, on évoque la maladie, la déchéance, la perte d’autonomie, jamais le désir et l’amour. J’ai donc voulu questionner cet endroit précis, ce tabou presque absolu. Très vite, j’ai profité de mes escapades en maisons de retraite pour enquêter et interroger leurs habitants. J’avoue avoir été très vite émerveillé de leurs réponses. J’ai donc eu envie de faire part de leurs témoignages et d’imaginer un spectacle qui leur donnerait enfin la parole.
Comment évoque-t-on ce sujet tabou sur une scène de théâtre sans tomber dans le trivial ?
Mohamed El Khatib : Tout simplement en se laissant porter par les mots et l’énergie de ces vieux et vieilles. L’un des grands privilèges de l’âge, c’est d’être libre, de ne plus avoir de filtres et surtout ne plus craindre le regard des autres. Il y a quelque chose de magique dans ce lâcher-prise avec le quand dira-t-on.
Ils ont un humour, une drôlerie dans la manière qu’ils ont de se raconter. Partager leurs confidences, leurs envies, leur joie, leur amour, m’a beaucoup amusé. Et c’est cela que j’ai voulu retranscrire dans les témoignages qui sont dans le spectacle. Ce que je trouvais particulièrement fascinant, c’est que là où on attend quelque chose de morbide, et entendre parler de la décrépitude des corps, finalement c’est la vie qui l’emporte. Le meilleur moyen de traiter cet angle mort de nos sociétés, c’est de le rendre vivant et joyeux tel qu’eux ont souhaité me raconter leurs histoires.
Comment avez-vous recueilli ces témoignages ?
Mohamed El Khatib : Assez naturellement. Quand j’intervenais dans un Ephad, que ce soit à Chambéry, à Bruxelles ou à La rochelle, ou quand je jouais un de mes spectacles en tournée, je laissais une annonce ou un mot dans les feuilles de salle disant que, si vous avez plus de 75 ans et des histoires d’amour à raconter, il ne fallait pas hésiter à me contacter. J’ai reçu énormément de courrier de vieux et de vieilles, mais aussi d’enfants et de petits enfants, qui me proposaient de rencontrer leur mère, leur père ou leur grand-mère qui étaient des personnages très dynamiques, hyperactifs et qui avaient plein d’anecdotes et d’histoires à raconter. J’ai ainsi rencontré plus d’une centaine de personnes, recueillis autant de paroles et de témoignages.
De cette matière foisonnante et dense, j’ai tiré des lignes de force qui ont servi de colonne vertébrale au spectacle. L’un des sujets qui revenait de manière récurrente était celui avec les enfants, la manière dont ils s’immiscent dans la vie de leurs parents, notamment amoureuse et sexuelle. Ils donnent leur avis et souvent empêchent tous sentiments, toutes possibilités de laisser parler les élans du cœur et du corps. Il y a donc la question de l’infantilisation qui s’est imposée dans le spectacle.
En parallèle à cela, le rapport au corps et au temps s’est aussi immiscé dans la création. Après avoir élevé les enfants, avoir évacué les charges mentales liées au travail et à la vie professionnelle, il y a pour nos ainés le besoin de réapproprier son corps, l’explorer différemment et trouver un autre rapport sensible à ce que l’on est et ce que l’on désire physiquement. Tout cela m’a permis d’esquisser un portrait paysage de nos vieux et de nos vieilles.
Dans le spectacle, vous faites intervenir des pensionnaires des maisons de retraite de Chambéry, de La Rochelle et de Bruxelles. Comment les avez-vous choisis ?
Mohamed El Khatib : Dans un premier temps, le choix s’est fait en fonction des villes avec lesquelles j’ai développé des affinités et des complicités au niveau de mon travail d’artiste. Je suis aussi allé dans des Ephad à Rennes et à Cergy-Pontoise, par exemple. Beaucoup de lieux ayant entendu parler de mon projet, m’ont mis en lien avec les maisons de retraite qui se trouvent sur leur territoire. Pour ce qui est de Bruxelles, j’étais en longue résidence là-bas.
J’ai donc eu envie d’aller à la rencontre des vieux et des vieilles qui sont placés en Ephad là-bas. J’ai eu un vrai choc. Il n’y a pas la pudeur que l’on peut avoir en France. Ils sont totalement libres et libérés. Rien n’est tabou, que ce soit la sexualité et la mort. Pour eux l’important, c’est la dignité, mourir dans la dignité. C’est beaucoup plus simple et fluide. Ce qui fait qu’il y a quatre belge dans le spectacle.
Ensuite, pour ce qui s’agit de la distribution finale, il n’y a pas vraiment de casting. Tout s’est fait de manière très naturelle. Certains ne pouvaient pas de déplacer ou n’ont pas eu l’autorisation de le faire, d’autres comme Georges Mebriard, qui est évoqué pendant le spectacle, sont malheureusement décédés pendant la création. D’autres encore ne se sentaient de parler de leur sexualité devant un public. Certains avaient peur de la fatigue, surtout quand je leur ai annoncé que nous partions pour une soixantaine de dates.
Jacqueline, par exemple, la doyenne qui ouvre le spectacle sur son fauteuil roulant, son fils ne voulait pas qu’elle soit de l’aventure. Il craignait que cela ne la fatigue trop. Et elle a eu cette réponse superbe, que j’ai intégré à la performance, « Que veux-tu ? que je meurs à l’Ephad ou sur scène ? » Avec cette réplique, « ma Dalida » m’a fait un magnifique cadeau. La plupart des enfants qui avaient encore des doutes ou des résistances, toutes leurs inquiétudes se sont envolées lors de la première au Kunstenfestivaldesarts en mai dernier. Leurs parents étaient tellement heureux que cela a donné à tout le monde un regain d’énergie et de vitalité. C’était très touchant.
Comment avez-vous travaillé avec eux au plateau ?
Mohamed El Khatib : Finalement, nous avons fait que peu de répétitions au plateau. C’était trop compliqué, trop fatiguant. Nous avons plutôt travaillé à la table. Nous avons beaucoup parlé et beaucoup échangé. On se racontait les histoires encore et encore. Je ne voulais pas de quelque chose de figé par une mise en scène. J’ai plutôt cherché à trouver une manière de faire circuler la parole et de faire en sorte que tout le monde soit à l’aise sur scène. Le confort était le maître-mot de cette création. Il n’y a qu’avec Yasmine Hadj Ali, la comédienne qui incarne l’aide-soignante, que j’ai vraiment écrit une partition théâtrale plus classique.
Au départ de l’aventure, il y avait trois auxiliaires médicales, mais les contraintes de tournée étaient trop importantes. J’ai donc cherché un autre moyen d’évoquer leur place centrale dans la vie des pensionnaires d’Ephad. Je ne voulais pas un spectacle documentaire. L’idée était donc de laisser jusqu’à la fin flotter, sa véritable identité. Ensemble, nous avons, en secret, préparé la scène finale, qui est un cadeau pour nos vieux et nos vieilles. On leur a demandé quel serait pour eux le spectacle idéal, nous avons essayé d’exaucer leurs vœux. Cela permet une belle envolée théâtrale.
Les accompagnants au plateau tous les soirs, qu’est-ce que cela vous fait ?
Mohamed El Khatib : C’est très intense, très fort. Je pense à ce que dit Jean-Pierre dans le spectacle : « À chaque fois que je fais l’amour, je me dis que c’est peut-être la dernière fois alors je tâche de bien m’appliquer. » Toute la performance est suspendue à cela, à ce sentiment de fragilité mais aussi de vie plus fort que tout car c’est peut-être l’ultime fois où il monte sur scène. C’est un pied de nez à la mort. Et quand je vois tous les témoignages que nous avons à la fin de chaque représentation, je me dis qu’on touche à quelque chose de très juste et que le sujet abordé est d’utilité publique. Cela fait un bien fou car cela pose plein de question, met le doigts sur un tabou et lève un poids
En parallèle de cela, vous créez des centres d’art dans les Ephad ?
Mohamed El Khatib : En effet, c’est un peu le corollaire de la pièce. C’est-à-dire que nous en avons déjà ouvert à Chambéry en partenariat avec la Scène nationale et que d’autres vont suivre notamment à Bruxelles avec le Théâtre national de Wallonie Bruxelles et à Avignon en lien avec le festival et la collection Lambert. L’idée est d’ouvrir vers l’extérieur ces lieux souvent repliés sur eux et de faire en sorte qu’ils deviennent des centres d’art pérenne.
Des artistes y seront invités en résidence, ils créeront in situ avec les vieilles, les vieux et les soignants. Et d’ainsi donner naissance à des collections d’art et de transformer l’EHPAD en musée ouvert et vivant à l’année. Cette initiative a pour but de rompre l’isolement et de réinscrire nos ainés dans le monde dans lequel on vit, d’arrêter de les mettre à l’écart car il coûte cher et que soi-disant ils ne servent à rien. Avec les centres d’art et avec La vie secrète des vieux, on montre tout le contraire.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La vie secrète des vieux de Mohamed El Khatib
spectacle créé au KUNSTENFESTIVALDESARTS à Bruxelles le 28 mai 2024 et présenté au Festival d’Avignon
dans le cadre des 51e Rencontre(s) d’été de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon en juillet 2024
durée 1h10
Tournée
12 au 26 septembre 2024 au Théâtre de la Ville (Paris) dans le cadre du Festival d’Automne
5 octobre 2024 au Festival Internazionale del Teatro (Lugano, Suisse)
8 et 9 octobre 2024 à l’Espace 1789 Scène conventionnée pour la danse de Saint-Ouen
11 octobre 2024 au Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi Scène conventionnée pour la diversité linguistique
9 et 10 novembre 2024 au Romaeuropa Festival (Italie)
27 au 29 novembre 2024 au Centre dramatique national Orléans Centre-Val de Loire
Du 12 au 15 décembre 2024 à la Comédie de Genève (Suisse)
18 et 19 décembre 2024 à Points communs Nouvelle Scène nationale (Cergy-Pontoise)
9 et 10 janvier 2025 au Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence)
13 au 15 janvier 2025 au Tandem Scène nationale d’Arras-Douai
17 et 18 janvier 2025 au Channel Scène nationale de Calais
28 janvier 2025 à l’Equinoxe Scène nationale de Châteauroux
30 janvier 2025 à la Halle aux grains Scène nationale de Blois
12 au 15 février 2025 à La Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale
11 au 15 mars 2025 au Théâtre national de Bretagne (Rennes)
28 et 29 mars 2025 à Bonlieu Scène nationale d’Annecy
8 et 9 avril 2025 à l’Espace Malraux Scène nationale de Chambéry
15 au 17 avril 2025 à la MC2 Grenoble Scène nationale
27 et 28 mai 2025 à L’Espal Scène nationale du Mans
Conception Mohamed El Khatib
Avec (en alternance) Annie Boisdenghien, Micheline Boussaingault, Marie-Louise Carlier, Chille Deman, Martine Devries, Jean-Pierre Dupuy, Yasmine Hadj Ali, Salimata Kamaté, Jacqueline Juin, Jean Paul Sidolle, Gaby Suffrin
Dramaturgie de Camille Nauffray
Scénographie de Frédéric Hocké
Vidéo d’Emmanuel Manzano
Son d’Arnaud Léger
Collaboration – Mathilde Chadeau, Vassia Chavaroche
Vie médicale – Paul Ceulenaere, Virginie Tanda, Vinciane Watrin
Entretiens – Marie Desgranges, Zacharie Dutertre, Vanessa Larré
Régie générale – Jonathan Douchet