Les générations se croisent à La Bâtie, des jeunes artistes aux grands noms. C’est comme cela qu’un jour de septembre, dans ce grand festival suisse, alors que La Ribot joue Juana Ficción, sa dernière livraison et l’un des plus beaux spectacles d’Avignon 2024, l’une des plus jeunes interprètes entrés dans le giron de l' »Ensemble » de la doña madrilène, Mathilde Invernon, présente une performance de son cru, Bell End.
Masculinité désinhibée
Au Pavillon ADC, sur un décor de papier blanc meublé de grands haut-parleurs noirs, cette pièce courte (45 min.) déploie une esthétique singulière, entre le grotesque et l’extrême tristesse. Mathilde Invernon et Arianna Camilli débarquent en augustes bedonnants, vêtus de costumes gris mais le ventre découvert. Très vite se dessine une image à la fois vague et limpide, une image du « beauf » saisi non pas en tant que catégorie sociale mais comme mode de masculinité désinhibé et vulgaire que l’artiste, évitant les lectures sociales tendancieuses, surnomme « le connard » dans le texte qui accompagne la pièce.
D’abord muets, les deux clowns se mettent à lâcher des rots et autres bruits de bouche avant de commencer à éructer, façon ventriloques, des bouts de phrase sèches ou humiliantes qui ne semblent pas tant adressés que jetés en l’air. Nous reviennent comme des éclats d’une possible relation (mal) passée, même si tout est laissé à l’état d’allusion, de bribe ou de mauvais souvenir. Le visage immobile, les jeunes femmes sont comme traversées par des réminiscences qui les tétanisent et figent leurs traits dans un masque rigide.
Chanson paillarde
Dans l’exercice difficile qui consiste à faire cohabiter la trivialité abjecte et l’émotion, Mathilde Invernon et Arianna Camilli font de redoutables équilibristes. Critique acide et heurtée d’une certaine violence masculine, Bell End réussit à ménager, pour ses deux interprètes, de vrais moments de grâce. C’est le cas lorsque les deux clowns montent dans les gradins pour titiller le public, où la lourdeur côtoie une certaine légèreté. C’est le cas, aussi, lors de cette chanson paillarde répétée à l’envi, d’abord en ventriloques puis toutes syllabes articulées.
Ce que réussit à faire la comédienne, danseuse et chorégraphe franco-espagnole diplômée de la Manufacture en 2019 vaut autant pour l’originalité avec laquelle il travaille une critique féministe générique que pour l’épaisseur intime qui s’articule. Les ventres n’y sont pas que le lieu d’une recherche chorégraphique singulière et étrange : ils désignent également le lieu ou la tristesse se noue et où les contrariétés s’entassent, transformant les paroles grivoises et misogynes d’une chanson populaire en requiem pour cœurs brisés.
Pirates
Comptant parmi les belles découvertes de La Bâtie, Bell End était à l’affiche aux côtés de formes aussi diverses que le cataclysmique Ophelia’s got talent de Florentina Holzinger, sorte d’opéra pirate déclinant en mille avatars le motif fourni par l’Ophélie de Hamlet — celui de la submersion et de la noyade. Mettant les arts périphériques au centre de son théâtre — le body art, la performance, le cirque, jusqu’au tap dance —, Holzinger met à l’honneur un groupe de femmes-pirates punk et talentueuses, le pubis a l’air comme une affirmation d’insoumission à la pudeur patriarcale, dans un spectacle dont la construction dramaturgique ne cesse de se déliter volontairement. Présentée à la Comédie de Genève quelques mois après sa création a la Volksbühne, cette pièce-défouloir s’avère par moments fascinante, et à d’autres moins excitante et subversive que ne le suggère son anti-esthétique destroy, violente et obscène.
Au POCHE /GVE, dans une forme autrement plus dépouillée, Maya Bösch met en scène Dans la solitude des champs de coton de Koltès, avec Fred Jacot-Guillarmod et Laurent Sauvage dans les rôles respectifs du Client et du Dealer. Dans les pas de Patrice Chéreau, auquel elle emprunte le dispositif bifrontal de sa mise en scène de 1995, elle décide d’un plateau nu. Seul un néon en forme de tiret habillant d’une lumière blanche et changeante la ruelle interlope qui accueille l’échange de ces deux hommes en quête d’identité fixe. Guidée par un amour apparent de la langue koltésienne, Maya Bösch réussit ici à réactualiser l’œuvre en se tenant au verbe, juste au verbe, dans ce qu’il articule de rapports de force.
Jusqu’au 15 septembre, La Bâtie présente encore des spectacles aussi éclectiques que Bless This Mess de Katerina Andreou ou Il n’y a pas de Ajar de Johanna Nizard et Arnaud Aldigé, Racine carrée du verbe être de Wajdi Mouawad ou encore Parallax de Kornél Mundruczó, de quoi trouver son bonheur dans l’un des nombreux théâtres de la région genevoise.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Genève (Suisse)
La Bâtie – Festival de Genève
Du 29 août au 15 septembre 2024
Bell End de Mathilde Invernon
Pavillon ADC
Durée 45 min.
Conception, mise en scène Mathilde Invernon
Création lumières Justine Bouillet et Loïc Waridel
Scénographie, Costumes Andrea Baglione
Création sonore Aho Ssan et Loïc Waridel
Régie plateau Loïc Waridel
Coach vocal François Renou
Accompagnement dramaturgique Maud Blandel
Assistanat à la scénographie Antonie Oberson, Gaëlle Chérix
Confection costumes Charlotte Lépine
Regards extérieurs Maud Blandel, Anna-Marija Adomaityte, Piera Bellato
Avec Arianna Camilli et Mathilde Invernon en alternance avec Delphine Rosay
Tournée
Les 3 et 4 octobre aux SUBS (Lyon)
Ophelia’s got talent de Florentina Hölzinger
Comédie de Genève
Durée 2h30
Conception et mise en scène Florentina Holzinger
Scénographie Nikola Knežević
Composition musicale Paige A. Flash, Urška Preis, Stefan Schneider
Son Stefan Schneider
Lumière Anne Meeussen
Vidéo Melody Alia (caméra live), Jens Crull, Max Heesen
Dramaturgie Renée Copraij, Sara Ostertag, Fernando Belfiore, Michele Rizzo
Dramaturgie Volksbühne Johanna Kobusch
Assistanat à la scénographie Camilla Smolders
Direction technique Stephan Werner
Avec Melody Alia, Saioa Alvarez Ruiz, Inga Busch, Renée Copraij, Sophie Duncan, Fibi Eyewalker, Paige A. Flash, Florentina Holzinger, Annina Machaz, Xana Novais, Netti Nüganen, Urška Preis, Zora Schemm (RambaZamba Theater).Et avec Stella Adriana Bergmann, Adele Brinkmeier, Greta Grip, Golda Kaden, Fiene Lydia Kaever, Izzy Kleiner, Elin Nordin, Lea Schünemann, Rosa Shaw, Nike Strunk, Lenya Tewes, Thea Wagenknecht, Laila Yoalli Waschke, Zoë Willens.
Assistanat à la technique Jan Havers, Dörte Wilfroth
Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès
POCHE /GVE
Mise en scène Maya Bösch
Avec Fred Jacot-Guillarmod, Laurent Sauvage
Tournée
Du 15 au 17 octobre à La Filature (Mulhouse)