En 2018, avec Helsingør, Léonard Matton faisait découvrir à ses spectateurs le théâtre immersif. Ce concept, qui propose de briser la barrière entre la scène et le public, en plaçant ces derniers au cœur même du récit, permet d’aborder la représentation théâtrale sous un autre angle. Depuis, le metteur en scène ne cesse d’explorer toutes les belles possibilités de cette forme. Après Henri IV de Pirandello, il est revenu à Shakespeare avec Le Fléau.
Au cœur du monde d’aujourd’hui
Ne cherchez pas dans la longue liste des œuvres du grand dramaturge anglais : Le Fléau ne s’y trouvera pas. Léonard Matton et sa complice Camille Delpech l’ont écrit en s’inspirant de Mesure pour mesure. Il faut dire que l’intrigue de cette tragicomédie, assez complexe, se prête bien au découpage effectué ici, qui permet à chacun de naviguer entre les scènes.
Dès l’entrée, après avoir laissé son portable en consigne, de charmantes hôtesses vous donnent un masque vénitien. Surgit un homme. C’est Escalus, le ministre de la santé. Nous sommes à Vienne et la peste sévit. Face à ce fléau, les autorités ont mis en place des lois. Les théâtres et autres lieux non-essentiels sont fermés, les autorités se débrouillent. Il faut donc bien mettre ses masques.
La pièce dont vous êtes le héros
Trois hallebardiers arrivent, chacun portant trois couleurs (dorée, argentée et noire). Chacun mène son groupe a un endroit précis pour assister à la première scène. Il y a trois portes d’entrées pour pénétrer dans l’histoire. Pour notre groupe, c’est l’arrestation de Claudio, qui a mis enceinte sa fiancée. Ce qui, à l’époque, pouvait vous mener à la potence ! On le suit jusqu’à sa prison. Les grilles du Palais Royal se prêtent parfaitement au décor.
À partir cet instant, tout devient possible, notamment de naviguer dans le spectacle. Au début, un peu perdu dans les repères, on ne sait où aller. Puis guidé par l’instinct qui attire vers telle scène ou tel personnage, on construit petit à petit son propre parcours dans la ville de Vienne. Comme l’intrigue de la pièce est dense et complexe, le cartésien peut y perdre parfois son latin. Il faut laisser son imaginaire s’évader, capter l’instant présent. Ce choix multiple donne envie de revenir voir le spectacle !
Un ouvrage morcelé et ciselé
Le Fléau est construit assez finement pour que toutes les actions scéniques soient riches de propositions. N’oublions pas que la cour du Palais Royal abrite aussi les bâtiments le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ! On entend bien les sujets explorés, la relation entre le pouvoir et la justice, les inégalités entre les puissants et les faibles, et essentiellement la condition des femmes. Ces dernières, sacrifiées, martyrisées, violentées et exploitées, sont au cœur du propos. La scène finale, qui réunit le public en un seul corps, est sur ce point fort réussie. Ainsi les histoires du duc, du méchant Angelo, de la pure Isabelle, de Lucio, de Marianna, de la mère maquerelle et des autres s’agencent en formant un puzzle achevé.
La mise en scène de Léonard Matton est impressionnante. Il a su investir l’espace et faire circuler les divers tableaux. La scénographie de Julie Mahieu, les costumes de Chouchane Abello-Tcherpachian, les musiques jouées en direct par Laurent Labruyère et Thalie Amossé donnent un beau cachet. Mais sans les comédiens et les comédiennes, rien ne pourrait vibrer intensément. Les talentueux Roch-Antoine Albaladéjo, Jean-Baptiste Barbier-Arribe, Dominique Bastien, Maxime Chartier, Zazie Delem, Camille Delpech, Marjorie Dubus, Thomas Gendronneau, Jean-Loup Horwitz, David Legras, Jean-Baptiste Le Vaillant, Justine Marçais, Mathias Marty, Drys Penthier, Jacques Poix-Terrier et Jérôme Ragon forment une troupe cohérente et harmonieuse. Ils font vibrer intensément ce spectacle. C’est remarquable !
Marie-Céline Nivière
Le fléau, d’après Mesure sur mesure de Shakespeare
Domaine national du Palais Royal
Entrée par la place Collette
75001 Paris
Jusqu’au 8 septembre 2024.
Durée 1h40 environ.
Adaptation, traduction, mise en espaces de Léonard Matton
Collaboration artistique, dramaturgie de Camille Delpech.
Avec Roch-Antoine Albaladéjo, Thalie Amossé, Jean-Baptiste Barbier-Arribe, Dominique Bastien, Maxime Chartier, Zazie Delem, Camille Delpech, Marjorie Dubus, Thomas Gendronneau, Jean-Loup Horwitz, Laurent Labruyère, David Legras, Jean-Baptiste Le Vaillant, Justine Marçais, Mathias Marty, Drys Penthier, Jacques Poix-Terrier, Jérôme Ragon et (en alternance) Floriane Delahousse, Carla Girod.
Costumes de Chouchane Abello-Tcherpachian, assistée de Jean Doucet
création musicale de Laurent Labruyère et Thalie Amossé
Chorégraphies et coordination d’intimité de Jean-Baptiste Barbier-Arribe
Scénographie de Julie Mahieu
Régie générale de Stéphane Maugeri et Matthieu Desbourdes